— Oui ! réponds-je sans hésiter.
De marbre ! Tu parles. Et comment ! Je le suis déjà, de marbre.
— On aurait dû se munir de bromure, remarqué-je.
La Grosse sursaute.
— Du bromure ! Suce t’été dommage. D’ailleurs, les calmants, c’t’ un crime contre la nature, Mec. Quand t’as la chance que Popaul entonne la marseillaise, t’as pas le droit de lui cogner sur le museau pour le faire taire.
On se met en tenue légère… Mon Adeline en bermuda fleuri. Moi en robe de plage éponge.
Après quoi, nous allons faire la connaissance de « nos sœurs ».
Y’a quelque chose de monastique dans une vie de plaisir. À preuve, toutes ces follettes s’appellent « sœur ».
Nos sœurs ne sont pas des novices. Ce qui prédomine, c’est tout de même un petit côté salingue dans le regard. L’esprit de jouissance à son apogée. Elles sont ici pour le grand fade sans retenue. La volupté par l’abolition de la décence. On parle le langage de la vérité vraie. Mais on l’emploie sans ostentation. Ainsi, par exemple, j’entends l’une de nos chères sœurs demander :
— Danièle, tu veux bien me bouffer un instant, s’il te plaît ? Je viens de lire du Robbe-Grillet et je n’y tiens plus.
Tu vois si c’est simple, facile, frais et spontané ? Après ça, ces gonzesses, tu ne parviens plus à les imaginer dans un salon, avec d’autres melons bien éduqués, à se raconter la dernière pièce à Sagan ou la maladie de leur belle-mère. Nature, quoi, c’est le mot. Question de climat.
En général, elles marchent en tandem, ces dédèmes. Sont venues à deux. Couple toujours. Le monde va ainsi. Mais une fois dans la mielleur de l’île, les instincts dégagés abolissent jusqu’aux liaisons contre nature. Y’a rotation.
Je m’arrange pour retapisser la Valérie. Elle ne fait pas partie des plus choucardes, pourtant elle a du charme. Un charme étrange, un peu triste. Elle est flanquée d’une gaillarde assez jeune, plutôt niaise, dont elle tient la main constamment, et qui paraît effarouchée au milieu de cet univers déréglé. Une greluse de faubourg, sûrement, qui ne sait pas très bien ce qui lui arrive, et bredouille des « Oui Vava » à tout instant, en se blottissant contre le flanc de sa camarade. Curieux, je la savais pas portée sur l’aïoli, la madame Bordeaux.
Je n’engage pas la converse de prime abord. Me disant que ça pourrait lui sembler suspect, quelqu’un de survenu sur ses talons et qui, aussitôt, l’entreprendrait.
Le soir descend avec une échelle de soie. Tu vois un mirifique soleil, bien plus gros qu’à Pontamousson ou à Deauville, d’un orange veiné de pourpre. Il est souligné de nuages pareils aux boas que portaient les coquines de Lautrec Et alors, l’air, c’est vrai ce que disaient nos compagnes de casée (on dit bien chambrée), devient comme du champagne poivré. Te langoure les conduits. T’as envie de te coucher contre quelqu’un et de filer en jet vers cette somptuosité flamboyante qui t’ouvre les portes de l’Inconnu.
Ah ! la bonne heure, que cette heure-là. Pour couronner l’extase une petite fille presque noire, se met à jouer du yukulele. Et çe ne fait pas syndicat d’initiative pour un kopek.
Les irrévérentes sœurs se rassemblent, se ressemblent, s’entament, se consomment. C’est la vibrante douceur des soirs d’été sur le Grand Canal. Le con des sourires, le mont des soupirs, le pont des arts, toute la lyre. L’ineffable de La Fontaine. Le pied en pantoufle de vair.
— Oh, merde, je vais à la dégustation, moi aussi, déclare Adeline Béru.
Elle choisit Judith. L’intercepte pile (du côté face) au moment où Aglaé allait lui interpréter la romance du Sussex au corps d’harmonie. Elle part à la menteuse, la Bérurière. Te lui joue la Veuve Soyeuse, le Pays du Fou rire, French connection.
Pour lors, la gentille Aglaé me rabat. Je me défends comme une diablesse. Elle insiste pour me grumer. Je veux pas, moi, tu penses, sinon je serai obligé d’abattre mon jeu. Et un jeu pareil, pour le faire croire factice faudrait l’enrober de plastique. Je pense à des choses tristes pour essayer de me dissiper la godanche : la mort de l’infortuné Louis XVI, l’équipe de France de football, les tableaux de Jean-Gabriel Domergue, que sais-je… Rien n’y fait. Ce climat, cette heure opiacée, cette ambiance sensuelle ne pardonnent pas. Trente perruches pourraient tenir sur ma tige vibreuse, et la dernière sur trois pattes (en se serrant un peu, elles tiendraient même à trente et une, tu paries ?).
Au lieu de subir l’assaut à Aglaé, je lui porte le mien. Faut croire que je suis pas manchot de la languette car c’est elle qui brame le plus fort dans le crépuscule mordoré. Et en fond musical t’as le chant des perroquets voletant, tout là-haut, dans les restes de jour. Et puis le lancinant yukulele qui nous hawaiie les veines, l’âme, les testicules en ce qui me concerne. Magistral, je te dis. Et encore plus : foutral !
Ah, comme c’est beau, la nature. Comme elle est bonne loin de la civilisation persécutante, persécutée. Nous ne sommes pas des occidentaux, mais des occidanxieux. Retourner dans l’enfer des convenances ? Jamais ! La mousmé gosille sa mélodie d’amour. De plus en plus haut, vibrant, stimulant. Mince, je peux plus contenir mister Popaul, moi. Il a le droit de vivre. Fini les temps noirâtres de l’esclavage. L’affranchissement du sexe, alors ? Hein, non ? Si ? Bon ! Sabre au clerc ! Chargez ! La prise du Tonkin ! Boum, je me mets en enfilade. Tant pis. Faut !
Cette troussée, madoué ! T’irais dans une grande maison spécialisée, tu pourrais pas trouver mieux. Plus intense.
C’est d’une gisquette pantelante comme une paire de collants sur un dossier de chaise que je me retire, après bonne fortune faite.
Et tu sais la réflexion qu’elle me déballe, l’Aglagla ?
— Chérie, c’était mieux que du vrai. Où as-tu trouvé un gode pareil ?
Et moi, sans mentir :
— En France : c’est maman qui me l’a donné.
Mais enfin quoi, bref, c’est pas pour parler fesses que je t’ai convié dans cette île, l’ami. D’accord, ça méritait un détour au milieu d’une action, mais pas le voyage, pour toi, humble lecteur que ma narration ne peut que faire bandocher dans le silence turpide d’un moment de loisir. Tu parles que s’il n’y avait pas du costaud, du formide, sculpté dans la masse, j’allais gazer sur ce jardin d’Éden. En causer juste pour dire, seulement le porter à ta connaissance, manière que tu saches qu’il existe autre chose au monde que ton burlingue à la con, tes potes du dimanche, si glandus que tu es obligé de laissé la télé branchée pour moins fortement les subir, et ta bonne femme de plus en plus acariâtre qui t’encorne en t’houspillant parce qu’elle en a classe d’avoir épousé un cocu. Crois pas que j’ai placé là un petit coup de cul par devoir professionnel. Dans un Sanatoto, la tringle passe aussi inaperçue qu’un mégot de cigare dans les rues de Cuba. Non, si je viens de voltiger un peu dans le salace, c’est pour bien te camper le topo. T’apter à piger ce qui va suivre et qu’il serait navrant que tu ne suives pas parfaitement, tellement que ça va être palpitant, haletant, poignant, même, au besoin. À un point que je pressens le chef-d’œuvre d’action. Je me connais, tu sais. Je sais quand je pars au génie. L’état de grâce (non, c’est pas Monaco) a des prémices. Quand le temps va changer, tes cors au pied ou ton rhumatisme à l’épaule se réveillent, t’alertent. Moi, quand je m’apprête à cracher du fabuleux, j’ai des spasmes cardio-vasculaires. Des oppressions révélatrices. Des lancées infaillibles. Alors je me dis : « Toi, mon gamin, t’es en pleine incubation supérieure. Tu vas te nous torcher un passage qui fera date dans la littérature. Il va encore falloir que tu chasses une nuée d’importuns qui viendront dare-dare t’apporter des décorations, des titres, des tiares, des lauriers, des invitations, des cartes de crédit, des grades, des fesses et des requêtes. Surtout des requêtes, d’ailleurs ! L’art consiste à surprendre le public avec ce qu’il attend, et la réussite à être accablé de sollicitations en tout genre. On te demande ta caution, ton fric, ton temps, ton nom, ta queue, ta photo. Faut que tu donnes un peu de tout ça. Que tu t’émiettes pour laisser subsister l’espoir, te garder intéressant, possible.