Dans le jardin embaumé cerné de cocotiers, les plantes rares dégagent des senteurs d’asphodèles plutôt chavirantes.
Je m’approche de la case à Valérie. C’est instinctif chez moi. Je suis comme le batracien qui, largué en pleine camberousse, se dirige vers le point d’eau.
Ne suis-je pas venu dans cet Eden pour la rencontrer ? Parce que tout mon esprit m’en avertit, c’est elle le cœur du drame. Elle a joué l’Arlésienne jusqu’à présent. Il convient que cela cesse. Je veux l’entendre, la voir, lui parler, essayer de comprendre…
Elles roupillent, mes sœurs. Mes drôles de sœurs. Mes sœurs jouisseuses, mes sœurs pétasses, mes sœurs blasées, mes sœurs en perdition. Elles en écrasent dans leur paradis de dépliant ; elles s’abandonnent au sein de cette île tout juste bonne à fournir un reportage pour Antenne 2, à diffuser, tard, un soir, avec un avis préalable de la présentatrice pour envoyer les garnements dans les toiles.
La case de Valérie…
J’ai décidé que ça serait pour tout de suite, l’explication. Et que, tonnerre de Zeus, foin de finasseries, j’irai droit au but. La choperai bille en tronche, cette gentille veuvasse toute neuve.
Lui ferai cracher la vérité dans l’ombre des cocotiers.
Elle occupe une pagode à deux places, elle. Il y en a deux dans le camp. Une pour Antinéa, l’hôtesse et la joueuse de yukulele, et cette seconde, grand luxe, pour personnalités de choix.
Je me coule doucettement à l’intérieur de la case.
Un bruit de respiration, très calme, m’incite à renoncer à mon projet. Réveiller quelqu’un qui dort pour se mettre à le cuisiner, voilà qui est plutôt outrecuidant, non ?
Je reste accroupi sur l’épais tapis étendu dans la case.
Deux lits, disposés côte à côte, avec un intervalle de cinquante centimètres, occupent le fond du local. Une pendulette insinue son tic-tac dans le ténu concert nocturne. Drôle d’idée d’apporter un instrument à indiquer l’heure dans un endroit où elle compte si peu. Dans l’île, l’heure c’est le déplacement du soleil dans le ciel.
L’heure, c’est le matin et c’est le soir. L’heure, c’est deux fois par jour.
J’attends. Je me dis qu’elle est là, Valérie Bordeaux. À deux mètres de moi. Je me plais à l’évoquer, alors qu’il me suffirait de me dresser pour la regarder. Je vois son petit visage triangulaire, sa bouche qu’elle a large, son regard grave, vaguement mystérieux. Tiens, voilà qui me frappe : ils avaient le même regard craintif et triste, Bordeaux et son épouse. Comme des gens qui traînent le même chagrin…
J’écoute…
Qu’est-ce donc qui me trouble et m’inquiète, soudain ? D’où me vient cette subite crispation dans la poitrine ? Pourquoi me sens-je alarmé ? Je ne connais que trop cette impression de péril. Ce signal qui fouaille mon être, comme certaines sonneries de gares fouaillent vos tympans alors que vous attendez le train, assis sur un banc, en lisant un magazine.
Je me soulève légèrement, suffisamment pour apercevoir les deux dormeuses, allongées dans leurs plumards respectifs.
Elles se tournent le dos.
Tout est infiniment calme. La pendulette, posée sur le coffre, est dotée d’un cadran lumineux qui phosphoresce dans la pénombre. Le clair de lune — le plus sublime que j’aie vu jusqu’à ce jour (si je puis ainsi m’exprimer) — pénètre par mille ouvertures infimes, mettant dans la chétive construction une clarté irréelle. On s’attend à voir danser des elfes dans cette pâle lumière.
Une odeur menue, mais qui devient vite obsédante me titille les narines.
J’attends…
Le bruit de la respiration s’accorde un instant avec celui de la pendulette, puis ralentit et se laisse distancer.
Qu’est-ce donc qui me trouble tant ? L’odeur ? Le bruit ? Les deux ?
Je décide que c’est les deux choses.
Je commence par analyser l’odeur. Je crois la reconnaître. Elle m’est presque familière. Où l’ai-je respirée, déjà ? Dans quelles autres circonstances ? Ça n’évoque pour moi que du blanc. Pourquoi du blanc ?
Passons au bruit. En quoi cette respiration tranquille, de dormeuse…
Merde, ça y est ! J’ai trouvé. Et alors mon sang se glace !
Mon sang ! Voilà pour l’odeur. Là également mon entendement triomphe. Le bruit, l’odeur…
Tu veux que je te dise, l’artiste ?
Il n’y a qu’un seul bruit de respiration, ce qui est peu pour deux dormeuses, non ?
Et cela sent le sang !
Quelles sont tes conclusions, Duchnock ?
IV
L’HORREUR… ET CE QUI S’ENSUIT
T’en as pas ?
De conclusions, j’entends ?
Et de ce que je me pense, pas beaucoup non plus, hein ?
Qu’est-ce que tu veux que ça branle, après tout ?
T’auras accompli tout de même ta minable trajectoire, pas vrai, étincelle ?
Tu ne vas pas t’asseoir sur les marches du palais et te foutre à chialer, si ?
Il est des trucs plus pénibles, tu sais. Ainsi du spectacle que je m’offre, mon petit père. Dans le calamitesque, le sordidissime, l’abject intégral, tu ne peux pas trouver mieux. Ou alors c’est beaucoup plus cher et t’aurais pas les moyens, mon vieux Moudela.
Donc, je m’avance vers les couches de ces dames. Avant de donner la lumière, j’ai déjà tout vu, tout compris.
Valérie est dans son lit, en chienne de fusil. Mais elle y repose pour tout de bon. Éternellement, si tu vois ce que je veux dire. Et en deux parties.
Oh, pour parler franchement, il est pas grand, l’intervalle séparant sa tête de son buste, un centimètre tout au plus. Mais tu sais que c’est suffisant pour rendre un être humain inutilisable à jamais, toi ? Elle est follement morte, Mme Bordeaux. N’aura pas survécu longtemps à son mari. On te lui a sectionné le cou assez proprement, compte tenu de l’aspect rebutant d’un tel travail. Au ras du menton. Elle s’est vidée de son raisin, la pauvrette, entièrement. D’où la fade, l’obsédante odeur qui est venue me troubler.
Elle a les yeux clos. Et alors, moi je me dis qu’on lui a zigouité la tige pendant son sommeil, sans la réveiller, si bien qu’elle ne sait toujours pas qu’elle est morte.
Elle devait être droguée à bloc, tu parles. Médicamentée colossalement.
L’arme est plantée dans son ventre, comme une hache dans un billot. Comme si le meurtrier, son forfait accompli, avait voulu bien marquer sa folie homicide ou sa haine. Il s’est débarrassé de son gigantesque coutelas en l’enfonçant dans le ventre de sa victime.
La copine de chambrée continue d’en écraser paisiblement. Je la secoue. Elle ne se réveille pas. Elle aussi a été gavée de somnifères. Ses mains sont rouges et poisseuses. Est-ce elle qui a accompli ce monstrueux forfait, ou bien un diabolique criminel a-t-il tenté de le porter à son crédit ?
Renonçant à l’arracher des vapes, j’examine la case sans toucher à rien, les bras croisés. Tout est parfaitement en ordre. Il ne paraît pas qu’on a tué pour voler. Le cadran de la pendulette indique deux plombes et quelques broques. M’est avis que je vais avoir un certain travail.
Et qu’il urge.
— Tu sais quoi ? me dit Bérurier en me montrant ses superbes amygdales dans un bruit évoquant deux trains qui se croisent en pleine vitesse. Tu sais pas quoi ? Je rêvais. Et je rêvais tu sais pas quoi ? Qu’on s’achetait un piano, moi et Berthe. Un piano pour Marie-Marie. Seulement il était à queue et il tenait toute not’ salle à manger. La môme était obligée de rester dans le couloir pour jouer. Moi et Berthe, on s’installait sur le couvercle du piano, avec nos meubles. Je me pétais la gueule dans le lustre à tout bout de champ. Et puis le couvercle a crevé et…