Bon, on s’est retrouvés dans une grande cour pavée qui puait le cuir et le crottin. Des garçons d’écurie tressaient les queues des autres chevaux, comme la maman d’Ophélie coiffant fifille. Elle a mis pied à terre. S’est approchée de mon véhicule. Ses yeux pailletés d’or étaient pleins d’une glaciale insolence.
Moi, à votre place, je n’y toucherais pas, a-t-elle déclaré. Une empreinte aussi parfaite, c’est original. Et puis un fer à cheval passe pour porter bonheur. Dans le fond, ce serait une mode à lancer.
Une fois descendue de son dromadaire, elle avait reconquis ses moyens, la gueuse. Elle vannait superbement, en se fouettant les cuisses de sa cravache.
Je l’admirais en silence.
Elle a ajouté :
— Bon, vous avez de quoi écrire ? Car je suppose que vous avez de la paperasse à me faire remplir ?
Je lui ai fait signe de me rejoindre dans la bagnole. Elle a obtempéré, pensant qu’on y serait plus à l’aise pour les échanges d’adresse. Lorsqu’elle s’est retrouvée à mon côté, elle a murmuré, déroutée par mon silence.
— Eh bien ?
— Pardonnez-moi, lui ai-je dit, mais il m’est impossible de sortir de ma voiture en ce moment.
— Vous êtes paralysé ?
— Dans un certain sens, oui. C’est de vous avoir vue chevaucher devant moi. Je suis une nature…
— Je ne saisis pas.
— Vous pourriez : y’a de la prise.
Elle a baissé les yeux et a découvert mon Camp du Drap d’or. Sa mimique, je te jure, était cocasse. Une légère inclinaison de tête, un sourcillement.
Je devais avoir la voix un peu fêlée par mon monumental culot.
— Je connais un petit établissement discret, à deux pas d’ici, ai-je croassé, le champagne qu’on vous y sert est souvent bouchonné, mais il y a des glaces au plafond.
Tu sais quoi ?
Elle a simplement murmuré :
— Je voudrais voir ça.
Elle a vu.
Ça et le reste. Surtout le reste. Une belle aubaine, au plan du plumard, Inès. Faut dire qu’elle ne pense qu’à l’amour, cette grand-mère. Elle a les moyens. Fille à papa indépendant. Elle ne vit que pour l’épanouissement de son corps et la satisfaction de ses sens.
Pendant que je la glatmuche scientifiquement, mon esprit redécarre… Je devrais concentrer mon attention sur mon activité de l’instant, note bien ce serait la moindre des politesses. Mais pas mèche ! Tout en lui essorant le sensoriel, je songe au melon de l’autre jour, à la Paris-Detective Agency.
Y’a des gus, dans la vie, dont la fonction essentielle est d’être préoccupés. Ils sont faits pour assumer des responsabilités débectantes, prendre des décisions désagréables et les appliquer salement. Alexis Lophone appartient à cette chiante race de ceux qui contrarient parce qu’ils décident pour beaucoup de gens et que leurs décisions sont généralement inconformes à la félicité des individus en question.
Tu regardes ses gants de peau grise posés sur son genou en échine de chèvre, et tu comprends qu’ils s’adaptent à des mains autoritaires et malcommodes, bourrées d’index accusateurs ou sermonneurs, de médius impatientés et d’auriculaires aigrelets.
Je le dévisage un bon bout de moment, non pour m’abîmer dans une quelconque délectation dite morose, mais parce que ce monsieur est intéressant en poseur d’énigmes, comme d’autres le sont en poseurs de bombes.
— Votre client s’est fait assurer un milliard pour la seule journée du 2 juin prochain, monsieur Lophone ? crois-je utile de résumer.
— Parfaitement. Curieux, n’est-ce pas ?
— Assez. Je suppose que vous lui avez demandé la raison de cette décision ?
Le P.D.G. gromuche des muqueuses, prémices d’un merveilleux catarrhe en voie de formation.
— À vrai dire, je me trouvais en voyage au Canada lorsque cette opération eut lieu.
On devine des formulaires de révocation dans ses prunelles jaunes. M’est avis qu’à son retour, cela a dû chier dans la carrée, comme l’on dit familièrement au Palais de Lacken. Y’a eu des fronts de fier Sicambre qui se sont courbés sous la tempête.
Il reprend :
— L’assuré prétend qu’il est hanté par un rêve qui le poursuit depuis pas mal de temps et devient obsessionnel. Il voit et revoit en songe la première page d’un journal daté du 2 juin de cette année et qui annonce son décès en première page. De guerre lasse, il a décidé de souscrire une assurance.
— Au bénéfice de qui ?
— De son épouse, car il n’a pas d’enfant.
— Et votre compagnie a accepté cette police ?
À nouveau, les yeux du melon s’encourroucent, deviennent deux huîtres desséchées, de ces claires pauvrettes pour réveillon de banlieue qu’on avise dans les poubelles mélancoliques des premier Janvier.
— Je vous répète que j’étais absent. Mon sous-directeur a cru pouvoir accepter…
Pauvre sous-directeur !
— Quelles sont les clauses exactes de cette police ?
— On a tout de même exclu le suicide, ce qui est heureux… Et fait stipuler que le 2 juin prochain, notre client ne ferait aucun déplacement dans un pays en guerre ou une contrée réputée dangereuse du globe et qu’il ne se livrerait à aucun exercice périlleux.
— Je suppose, monsieur Lophone, que vous venez me demander de protéger votre bizarre assuré, le 2 juin ?
— En effet.
— Je voudrais par conséquent que vous me parliez de lui. C’est un client habituel de votre compagnie ?
— Depuis une bonne dizaine d’années. Il est chez nous pour des polices usuelles : maisons, voitures, vol et incendie, dégâts des eaux.
— Rien sur la vie ?
— Non, rien, bien que nos agents l’aient contacté plusieurs fois à ce propos.
— Il est riche ?
— Sans aucun doute, si j’en crois l’importance de ses biens immobiliers, le nombre de ses automobiles et la qualité des bijoux portés par sa femme.
J’attire à moi un bloc immaculé, où figure, en belle anglaise, dans l’angle supérieur gauche, le nom de ma firme.
— Ses nom, prénoms, adresse et qualités, je vous prie ?
Alexis Lophone soupire. Il soulève sa paire de gants, comme il doit soulever sa paire de burnes chez son tailleur quand on lui mesure l’entrejambes, décroise ses flûtes pour les recroiser dans le sens contraire, puis remet les gants en équilibre sur son second genou.
— Croyez que je n’ai pas l’habitude de solliciter ce genre de coopération, monsieur San-Antonio. Chez nous, le client est sacré, toutefois, compte tenu de ces curieuses circonstances…
Je l’arrête :
— Ne vous excusez pas, monsieur Lophone. Personnellement je ne trouve pas votre démarche infamante. Elle est d’un homme prudent. Et je crois que l’assuré lui-même devrait s’en montrer satisfait.
Il sourcille :
— Vous le pensez ?
— Voyons, monsieur Lophone, de deux choses l’une : ou bien votre client est sincère, ou bien il ne l’est pas. S’il ne l’est pas, c’est un gredin, et vous ne devez pas ménager un gredin. S’il l’est, il redoute vraiment ce présage relatif à la journée du 2 juin, et plus vous lui fournirez d’éléments de protection, plus il vous en saura gré.