Mais c’est dans la salle à manger que nous les laissons, avec ordre de n’en point sortir sans notre permission. De n’en point laisser sortir celles que nous y dépêcherons.
Nous devons poursuivre nos investigations.
Et nous les poursuivons. Réveillant les unes, désunissant les autres, mignardant, invoquant, ordonnant. Fermes, magistraux. Si ardents au travail qu’en comparaison, un âpre laboureur beauceron ressemblerait à un chômeur calabrais en convalescence.
Dans l’ensemble, elles sont plutôt dociles. Et plus intriguées que furax. Au fur et à mesure, nous les dépêchons à la case à manger. Opportunistes, ces dames branchent la sono (montée sur groupe électrogène) et se mettent à danser dans la touffeur de la nuit. Drôles de situation, tu juges, l’Endoffé ? Une femme décapitée, d’autres qui slowent, nues ou presque dans la lumière rose, nous autres, glandaille vidée, qui explorons minutieusement chaque fille et leur environnement. Ah, je te jure, des instants pareils manquaient encore à ma collection de souvenirs saugrenus.
À la fin, nous devons nous rendre tu sais où ?
Oui, mon garçon : à l’évidence (laquelle heureusement se trouve à deux pas d’ici). Rien ! Pas une gouttelette de sang. Nulle éclaboussure.
— Eh bien, de deux choses l’une, finit par conclure Béru : ou bien soit c’est la copine de Valérie qui l’a cigognée ; ou bien soit l’assassin meurtrier est venu d’ailleurs qu’ici.
V TIENS, TIENS, TIENS[11] !
— Regarde ! qu’il égosille, le Mastodonte. Mate, mec ! Mate, mec !
Matmec ! Un qui l’entendrait, croirait qu’il cause tchécoslovaque.
Ce qu’il me désigne, ce sont des empreintes de pas dans le sable. Très nettes dans la lumière inondante de la lune, laquelle fait tout ce qu’elle peut pour coopérer avec nous, la pauvre. Empreintes de grandes chaussures. Bottes, probably. Double empreinte. Un gros panard, un autre plus raisonnable. Elles se détachent en sombre sur la blancheur du sable, parfaitement marquées. Nous les suivons. Bien entendu, elles vont droit à la mer. Jusqu’à une petite crique que croque le ressac (à provisions). Crique, c’est pas le mot, con comme je te sais, tout de suite tu vas croire la Bretagne, tézig. Je veux seulement dire par là qu’à cet endroit, il existe une espèce de dépression de la plage qui fait que la mer, au lieu de s’étaler menu, garde quelque profondeur.
Le Gros, je te promets, un vrai cador de chasse à courre. Taïaut ! Taïaut ! Il fonce le premier, boule en avant, les épaules aérodynamiques, le cul à l’air, sa veste de pyjama, mousseuse, flottant à la brise de nuit.
Parvenu au bout des traces, il exulte :
— Viens vite voir ! C’t’ ici qu’y z’ont débarqué, nos Martiens !
Effectivement, on lit les traces d’une proue de canot dans le sable mouillé qu’elle a entamé profondément. Des piétinements en arc de cercle. Les reflets moirés d’une tache de carburant qui tangue à la surface de l’eau assagie par la nuit.
— Ils auraient pu s’amarrer plus facilement au ponton, noté-je.
— J’ t’ dis pas, mais de ce côté de l’île y z’étaient plus pénards, car ça se situe en arrière du camp au lieu d’en avant, et y z’avaient moins de risque de se faire retapisser, ces fumelards.
— Donc, la mort est venue du large, récité-je, manière de me payer un peu de lyrisme pour bibliothèque à zéro franc vingt-cinq le fascicule.
— J’y sentais, affirme le Doué. Que l’aut’ gonzesse repasse sa copine, c’eût été un petit peu énorme, faut pas charrier. Du pur suicide.
J’en conviens extrêmement volontiers, car c’était là également mon sentiment.
— Va falloir qu’on affranchisse les aut’ pies borgnes, soupire Béru. Tu peux préparer les sels ranimateurs, Gars. Quand est-ce elles vont voir le topo, on aura de l’évanouissement et de la crise de nerfs sur les brandillons, espère.
— En attendant, il va falloir tirer les fusées, de nuit elles se verront mieux.
— Par qui ? À cette heure tout le monde coince la bulle dans les bras de Morflé.
— Dans un port, y’a toujours une permanence. Sans parler des nombreux navires croisant dans les parages…
Eh bien, contrairement au pronostic du Mahousse, ça se passe on ne peut mieux, tu sais. Les nières, certes, sont épouvantées. Bien sûr qu’elles gueulent aux petits pois, et que d’aucunes courent gerber sur les palétuviers roses en visionnant l’affreux cadavre morcelé. Mais ce qui les fortifie, et tant pis si les gagneuses du M.L.F. renaudent en lisant ça, c’est de découvrir que nous sommes des matous et que nous assumons la situation.
Y’a pas plus féministe que ton Santantonio, Madame, parole, juré, promis, certifié sur facture. Mais y’a pas plus objectif non plus. Le zig qui l’était davantage que moi s’est fait écraser par les œuvres complètes de Descartes un jour qu’il rangeait sa bibliothèque. Alors, moi, doté d’un sens aigu des réalités vraies, je te jure, gentille Madame, que t’as besoin du julot. Certes, tu peux être juge d’Instruction, notaire, pompiste, mineuse, ministresse, Présidente de la République, membrane de l’Académie Française et autres, mais tu ne peux pas être championne du monde de boxe, inséminateur, play-boy, sapeur pompier, con, vampire de Dusseldorf, ni San-Antonio. Faut que tu conviennes, ma Madame chérie à laquelle je pousse un braque long comme t’aimes. Jehanne d’Arc, oui, Napoléon, non. Sainte Vierge, certes, mais pas Jésus. Tu peux te faire enc…, t’enc…s jamais. Tu sais pourquoi, exquise chatte en chaleur ? Parce que c’est comme ça et pas autrement. Et quand les choses sont « comme ça et pas autrement », elles ne sont jamais autrement. Voilà. Cela étant dit, je voudrais pas que tu me gardasses un chien de ta chatte car j’appréhenderais de rentrer chez toi quand tu as posé ton slip.
Donc, nous apprenant mâles, ces amazones, curieusement, reprennent de courage. Se réfugient dans nos bras vigoureux, sous notre autorité tutélaire (d’un con).
Nous procédons, dès lors, à une série d’opérations très diversifiées. Nous recouvrons la « malheureuse » Valérie d’une couverture, afin qu’elle reste seule à profiter de son épouvantable spectacle. Ensuite, en compagnie de miss Antinéa (au coup de rein époustouflant, j’en ai la tête chercheuse meurtrie comme si elle s’était cognée au mur en descendant sans lumière l’escalier de la cave) nous tirons des fusées en direction, non pas de la Grande Ourse, laquelle, dans cet hémisphère ne fait pas de prestation, mais de l’Étoile du Sud. Quatre fusées rouges, à intervalles de trois minutes. Elles montent bien haut dans le velours clouté d’étoiles de la nuit, comme j’ai lu y a presque récemment dans un bouquin à Félix Claudel, éclatent superbement, se font parapluie incandescent, qui, longuement flotte dans le ciel, avant de devenir pluie de feu, ce qui est un rare comble pour un parapluie, t’es d’ac ? L’opération d’alerte achevée, nous nous munissons de vulnéraires énergiques et retournons au chevet de la grande Laura (c’est ainsi qu’elle se nomme) l’amie de feue Valérie Bordeaux.