On la secoue, on lui fait avaler, on lui fait respirer, on la pince, on la douche, on la lève, on la hèle, on l’appelle, on la pèle, on la gifle, bref, on s’active si bien, si énergiquement qu’elle finit par reprendre les bribes d’esprit qui traînent sur son oreiller.
Elle nous regarde, la Laura, et l’opacité de son entendement paraît renforcer une sottise congénitale que j’avais cru observer la veille. Elle bave. Renifle en guise de conversation.
— Ça va mieux, salope ? lui demande Béru, avec un reliquat de galanterie dans le ton.
Elle clapouille du pistounet. Je te parie une lunette d’approche contre une lunette de gogues qu’on lui a administré une punaise de dose, la pioncette royale ! De quoi faire bâiller la Belle au Bois Dormant.
La fille dodeline du chef (n’ayant pas la force de la branler[12]). Sa tronche paraît beaucoup trop lourde pour son énergie.
Ses lèvres marmonnent (je devrais plutôt dire marmottent, vu le sommeil qui l’afflige) des choses indistinctes.
— Cause plus fort, poupée, engage le Gros.
Elle essaie.
Ne peut.
Quand quelqu’un est trop faiblard pour se rendre audible, il convient de porter ses bafles au niveau de son émetteur. On approche nos portugaises en se retenant de respirer.
— Vous disez, ma chère ?
La voix flouflouteuse articule dans de la barbe à maman (tellement que c’est plus faible que de la barbe à papa) :
— Qu’est-ce qui m’est arrivé ?
— Un p’tit coup de somnifrère, gamine. C’est toi qui te l’as emboqué ou bien quéqu’un d’autre ?
— Je ne sais pas…
— T’as vu tes papattes, mon lapin ?
Laura examine ses mains. Elle a un haut-le-cœur.
— Du sang ! elle exclame à voix déjà plus forte.
Elle élève ses menottes, lesquelles sont d’assez forte taille, puis elle a une sorte de frisson pareil à celui du ménage Rosenberg au moment qu’on leur a installé l’électricité dans l’oignard.
Elle s’évanouit.
— C’t’ une petite nature, commente le Globuleux.
On se raffaire sur la môme, à la ranimer. Eau de cologne sur gant de toilette. Et je te frotte et je te fourbis.
Le Gravos misogynise avec aigreur :
— Poule détrempée et consœur, ces tordues ! Le mouv’ment de libération de la gonzesse ? Y’ m’ font pleurer les fesses avec ! Libérer quoi-ce ? C’est elle qui nous mène, la femme. Par le bout du nez ou de la bite, là qu’elle veut qu’on allasse. Elle nous a tout gloutonné. Tout. On ressemb’ à une carcasse de bagnole abandonnée. Tout a été dépiauté. Y’ n’ nous reste que not’ vanité. Et c’est ça qu’a veut nous piquer en plus pour bien nous finir : l’orgueil. Elle rêve qu’on devinsse un clébard à quat’ pattes. T’ vas voir si je te la ranime, moi, la môme Crevette !
Ayant dit, il cramponne un broc d’eau fraîche qu’il balance sur le petit hussard de la fille. Cette douche sur le bas ventre lui fait ouvrir les yeux.
— Assez de vapeurs, gamine, gronde le Pachyderme. Reprends tes esprits et les lâche plus, on a causer sérieusement.
Je l’écarte d’une bourrade, pour mater un truc intrigant.
— Qu’est-ce y’a ? demande mon éminent collaborateur.
Je lui montre l’entrejambe de Laura. La flotte a détrempé sa culotte de pyjama et l’a plaquée contre sa chair, moulant étroitement ses moindres volumes. Or, ceux qui se révèlent ainsi ne sont pas moindres.
— Merde, s’écrie Béru : un homme !
T’admettras qu’on a son compte de travelos dans cette histoire à la gomme. Y’en a qui vont me taxer, encore, je sais. La catalogade expresse. Tu causes de Félicie, illico t’as le complexe d’Œdipe accroché au fion. T’en remets un peu sur le pédalier, on te répute pédoque de charme. Les bas instincts prévalent toujours.
Un homme !
Laura est un homme.
Comme Éléonore.
Mais davantage, si j’en crois le paxif révélé par la culotte de pyjama arrachée. Plus qu’honnête, confortable. Gaillard ! C’est l’attirail d’un mec de bons rapports sexuels. La bitougne est fraîche, comestible, pimpante. La roustignasse solide, dure, convenablement patinée, avec du poil de belle venue.
— Alors, jolie mademoiselle, attaqué-je, t’as trouvé ça dans le tiroir de ton grand-père (je lui montre son bricoleur à roulettes) ou c’est la zézette du club ?
L’interpellé ne répond point.
Une extraordinaire torgnole d’Alexandre-Benoît lui redonne brusquement voix, santé et vigueur.
— Je vais vous dire…
— C’est ça, dis !
— C’est Vava qui a voulu…
— Elle a voulu quoi, Vava ?
— M’amener ici. Seulement, comme c’est interdit aux hommes…
J’arrache sa perruque ; il est presque chauve, dessous, malgré tout, il a une assez chouette frimousse de vilain ange ; d’ange précocement déplumé. Il regarde de nouveau ses mains sanglantes.
— Qu’est-ce qui m’a fait ça ?
— Devine.
— Je ne suis pas blessé ? fait le beau jeune homme en s’examinant.
— Je crois que ça provient de là, dis-je, en arrachant brusquement la couvrante qui sert de suaire à Valérie Bordeaux.
Le petit mec se tourne vers le lit voisin. Il devient vert comme un alpage après la fonte des neiges, puis blanc, comme le même alpage après la première chute de neige.
— Elle est… morte ?
— Fantastiquement.
— On l’a tuée ?
— À moins qu’elle ne se soit tranché la tête elle-même, par inadvertance.
Alors il comprend les raisons de notre hostilité.
Il se dresse, les mains écartées de sa personne, comme pour fuir le sang qui les macule.
— C’est pas moi ! C’est pas moi ! Je le jure ! C’est pas moi !..
D’un coup de pompe dans la poitrine (j’ai pratiqué le french Can-Can dans une troupe d’armateurs) je le force à se rasseoir.
— Personne ne t’accuse, hé, trou de balle !
— Ah bon, vous savez que c’est pas moi, hein ?
— Je ne sais rien, je cherche…
— Qui êtes-vous ?
— Commissaire San-Antonio, pour te servir, le cas échéant. En attendant, raconte.
— Oui, oui, je raconte. Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
— Un maxi, mon pote : ton identité, d’abord pour commencer dans le classique, ensuite ton aventure avec la pauvre Vava, le reste… Surtout le reste, tu saisis ?
— Je jure que c’est pas moi. Vava ! Quelle horreur… Recouvrez-la, m’sieur, je peux pas regarder ça. Bon, vous dire ?… Oui, oui, je vais. Tout. Tout, mais recouvrez-la, j’en deviens fou de la voir dans cet état, j’avais le gros béguin pour elle, m’sieur. Ça fait plus d’un an qu’on se connaît. On s’envoyait en l’air comme des tigres, moi et elle. C’tait une fille formidable. Je m’appelle Pinson, oui, comme l’oiseau. Pinson Robert, vingt-cinq ans. J’ sus garnisseur chez Simca, à Poissy. J’ai jamais rien fait de mal, vous pouvez vous renseigner. Des petits trucs de gosse comme de casser les lampadaires ou d’attacher le banc d’étalage d’un marchand primeurs au pare-chocs arrière d’une voiture avec un fil de nylon. Rien de méchant. J’habite Boulogne, Avenue Georges-Marchais, 118, près du bureau de Poste. Avec ma vieille. M’man garde des mômes en pension pour vivre. Elle est chouette, ma vieille, courageuse, vous ne pouvez pas savoir…
12
Tu sais l’à quel point j’aime les astuces sur « branler le chef ». Je parviens pas à m’en rassasier.