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Je m’abstiens de lui dire que je sais. Je pense à Félicie, à notre pavillon de Saint-Cloud, si loin d’ici. Il doit flotter sur ma banlieue, comme presque toujours en cette saison. Et la pluie forme comme un voile gris au-dessus de la Seine, en bas. Mais on entend les péniches qui se filent un petit coup de sirène, parfois, comme pour se dire bonjour. Ça paraît venir d’ailleurs, ces hululements, à travers la flotte. Oui, je revois notre tonnelle rouillée, avec sa vigne dont les fruits ressemblent davantage à des grappes de sureau qu’à des grappes de vrai raisin, tant les grains sont petits, noirs et compacts.

Je le laisse parler de sa maman, Robert Pinson. Dans ce coup dur qui lui choit sur les endosses, il en a grand besoin. C’est une musique, en somme, pour qui sait l’entendre.

— Elle m’a élevé toute seule, ma vieille. P’pa est parti avec une voisine quand c’est que j’étais tout môme… Jamais j’ voudrais y faire de la peine, à m’man. Les rares fois que j’ai un peu déconné, j’en chialais des soirées entières, dans mon lit, de l’avoir ennuyée. Faut me croire, m’sieur…

— Je te crois.

Il lève sur moi son visage de grand gamin buté mais pas mauvais cheval. Avec sa calvitie juvénile, il a une tronche de délinquant, style « L’École du Crime ».

Machinalement, je murmure :

— T’as perdu tes crins de bonne heure, dis donc…

— J’ai eu la typhoïde, y’a trois ans ; mes tifs sont partis comme du poil d’artichaut et y n’ont jamais repoussé.

— Tu l’as connu comment, Mme Bordeaux ?

— Bêtement, sur la route. Je rentrais à moto, un soir, en passant par Marly. Elle était en panne avec sa tire, le long d’ la Seine.

La Seine… Maman, Paris. Une sorte de confuse complicité m’unit à ce petit julot à la redresse, un peu casseur, beaucoup rouleur, sûrement grande gueule. Je me dis que j’aurais pu être lui si j’étais né dans un milieu encore plus modeste que le mien.

— Dites, vous permettez que je me lave les pognes, ça me dégoûte trop ?

— Fais.

Il va au lavabo de zinc alimenté par un grand réservoir. Se frotte, se frotte, les mâchoires crochetées par la répulsion. Réprimant un spasme quand la mousse du savon s’empourpre.

— Comment ça a pu se produire, mes mains, m’sieur ?

En guise de réponse, je hausse les épaules. Bérurier, peu passionné par l’histoire, s’est endormi dans un fauteuil de toile, ses mains de digne homme croisées sur son bide crépu. Il ronfle. Il possède une grande variété de ronflements, Mister Grossbitt, tantôt ça lui échappe par la bouche, et c’est sifflant, tantôt ça lui sort du nez, et c’est grumeleur. En ce moment, cela rappelle le déchargement avalancheux d’un tombereau de cailloux.

— Donc, tu as dépanné Valérie ?

— Pas exactement, c’était trop coton pour moi. Je suis allé prévenir un garagiste. Le gars a embarqué le cabriolet. Comme elle ne savait pas très bien de quelle manière se rapatrier sur Paname, je lui ai proposé de monter en selle derrière moi. Elle a accepté illico. Au contraire, ça l’amusait, on aurait dit.

— Et alors, fils ?

Il hausse les épaules.

— Je l’ai reconduite chez elle. Y’avait personne. Son mari tournait des extérieurs en province et c’était le jour de congé de la bonne. Moi, à ce moment-là, j’ savais pas qui c’est qu’elle était, Vava. C’est chez elle, en voyant des photos de Christian Bordeaux, que j’ai causé de lui et qu’elle m’a appris. Elle m’a offert un vouiski. Puis deux… J’ai pas l’habitude. Je faisais du foot, alors pas d’alcool. Ça m’a chambré. Je me suis mis à la baratiner, Vava. Et puis, bon, quoi, « ça » s’est fait.

— Tu es devenu son amant ?

Il semble rougir un peu, comme si le mot était tabou, comme s’il l’entraînait dans de sombres compromissions.

— Enfin, vous voyez, quoi…

— Vous vous rencontriez souvent ?

— Presque tous les jours.

— Où ?

— Dans des petits hôtels.

— Elle payait ?

— Ben… Je suis pas riche. Elle insistait pour.

— Tu l’emmenais danser ?

— Ouais.

— Et quoi, encore ?

Il réfléchit :

— C’est-à-dire, elle s’ennuyait, chez elle, Vava. Ça ne tournait pas rond avec son gars. Elle demandait qu’à s’étourdir. Elle aimait les endroits simples. On allait à la Foire du Trône. Ou bien à la Fête des Loges dans la forêt de Saint-Germain. Quand elle m’offrait le restaurant, c’était toujours dans des petits bistrots de banlieue où elle prenait des harengs-pomme-à-l’huile et du salé aux lentilles.

À travers ce qu’il me dit, je me mets à mieux comprendre le personnage de Valérie, cet être délaissé qui en avait marre de la cage dorée où il vivait seul… Le titi-Pinson des faubourgs devait l’amuser. L’amuser et la faire jouir, deux éléments positifs pour une femme.

— Et les choses ont continué de la sorte pendant un an ?

— Un peu plus.

— Le grand amour, quoi ?

Il a une réponse qui me remue.

— J’ sais pas.

Lui, il appartient à un milieu où l’on n’ose pas parler de « grand amour », ni de « passion ». On a ou non « un gros béguin », et voilà tout. Il avait le gros béguin pour Valérie Bordeaux ; qu’elle connût le grand amour pour lui, cela ne concernait qu’elle.

— Elle te parlait de son mari ?

— À peine.

— Quand c’était le cas, que t’en disait-elle ?

Il hoche la tête.

— Pff… Pas grand-chose, qu’il était un peu pédé ; qu’il ne l’aimait plus depuis longtemps… C’était pas le pied, eux deux, quoi !

Les ronflements de Bérurier deviennent franchement insoutenables. Je puise un verre d’eau et le lui balance dans le portrait. Le gros tressaille, s’ébroue, regarde autour de lui avec effarement :

— Les chaloupes ! Tout le monde aux chaloupes ! articule-t-il.

Puis, l’entendement lui venant :

— Je rêvais qu’on faisait naufrage…

— J’aurais plutôt pensé que tu rêvais aux vingt-quatre heures du Mans !

Il me désigne Pinson Robert :

— L’est intéressant, ce Mecton ?

— Écoute, tu jugeras…

— Je peux avoir une cousue ? demande Pinson Robert.

Mon battement de paupières l’incite à choper son paquet de Gitanes filtres sur le coffre-commode (qui est commode mais pas pratique). Avec sa sèche au bec qui l’oblige à fermer l’œil gauche et son crâne rasibus, il fait de plus en plus dur de dur à la mie de biscotte.

— L’atmosphère n’a pas quelque peu changé, ces derniers temps, dans vos relations ? je lui demande.

— Non, quelle idée ?

— Elle ne semblait pas contrariée ?

— Préoccupée par son voyage ici, c’est tout. Ça lui faisait gros de me quitter, mais cette machine était prévue depuis longtemps…

— Alors ?

— Elle a partie, y’a huit jours environ. On s’est dit adieu et tout. Moi aussi, ça me chamboulait le moral. Le béguin, vous savez ce que c’est ? Et puis, figurez-vous que le lendemain matin, comme je sortais de chez moi, qui c’est qui me guettait au volant de sa bagnole ? Vava ! On s’est jeté dans nos bras. Putain, ce que c’était bon. Du coup j’ sus pas été travailler. Vava m’a expliqué. Le fiche l’a prise. Elle a descendu de l’avion à la première escale pour rentrer. Lui était venu une idée : me déguiser en fille et m’emmener avec elle. Vous pensez que je voulais pas marcher. Mais à force qu’elle y revenait, les jours suivants, j’ai fini par me dire que c’ serait p’t’ être rigolo. Le voyage, surtout, à part mon baptême de l’air, près de Pontoise, un dimanche, j’avais jamais pris l’avion. Brèfle, j’ai consenti à me laisser déguiser…