On aperçoit des cove-bois, çà et là. Mais en jeep, et loqués de velours côtelé. Ils ne portent pas de chapeaux à jugulaire, seulement des casquettes à longue visière provenant sans doute de surplus français.
À un certain moment, nous croisons un camion chargé de bétail mugissant (dame : des bœufs, tu voudrais pas qu’ils pépient !).
— On arrive, m’annonce le Vieux.
Le glave du Gros continue de pendouiller à l’arrière de son bitos.
Voici Red Ox Farm…
Ça ressemble plus à un camp militaire qu’à une ferme. On dirait un village artificiel, bâti en léger par des gens qui s’apprêtent à édifier un barrage ou une usine nucléaire. Des transistors vomissent leur pub, sous de vastes hangars presque déserts. On aperçoit des engins de culture, pareils à des dinosaures jaunes ou rouges.
Le chauffeur champignonne pour opérer une arrivée spectaculaire. Décrit un virage sec qui manque déséquilibrer son bolide, et stoppe devant une double porte grillagée.
— C’est là, me dit-il.
Bérurier pousse un profond soupir.
— Pas trop tôt, quelle croisière, merde. Ferme pour ferme, j’aime mieux celle à mes vieux, à Saint-Locdu. Mate, on se croirait dans un camp de concertation. Ça ressemb’ à Dachau ! Tu veux parier qu’y z’ont des chambres à gaz, là aussi ?
— Mon nom est Ben Moy !
Il est sévère comme un juge de l’ancien temps : grand, sec, ridé et la dernière fois qu’il a souri doit remonter à la Guerre de sécession, quand le général Grant s’est fait faire une pipe par une jeune esclave qu’il venait d’affranchir.
— Vous êtes l’Intendant du Royaume ? je demande en lui tendant instinctivement une main, qu’instinctivement, il s’abstient de serrer.
— Je suis le majordome de Red Ox Farm, rectifie ce grand marrant en curant l’une de ses rides de la pointe de son auriculaire.
— Nous sommes Français, mon ami et moi, me présenté-je. Nous appartenons à la Police Parisienne.
Il a un léger geste accompagné d’une grimace un peu plus large, comme s’il craignait qu’on vienne lui faire atterrir le Concorde dans son potager.
— Nous venons au sujet de Steve et Marysa Fleep. Vous êtes au courant de ce qui leur est arrivé ?
— Le shérif du Comté m’a informé de leur assassinat, oui.
Pas plus affecté que ça, mon Canard. Je lui aurais dit qu’il a une trace de bougie sur la braguette, il accueillerait la nouvelle avec la même désinvolture : « Oui, je sais. » Proutt. D’autres chats à fouetter. Les patrons sont clamsés ? Tout va très bien, madame la marquise.
Par la baie du fond, j’aperçois les contreforts des Andes. Et il y a plein de petits pots de fleurs sur le rebord de la baie, pour faire joli. On se croirait dans un coinceteau peinard, en Hollande ou en Suisse. La pièce est agréablement meublée en pitchpin. Des fauteuils à bascule confirment que nous sommes dans un pays anglo-saxon. Ça sent l’étable et le réséda.
Par une porte ouverte, on découvre une office, avec une grosse négresse échappée de « Autant en emporte le vent » qui prépare une pâte en ahanant.
— Y aurait pas un gorgeon de picrate ? murmure Bérurier, j’ai la menteuse en cuir.
La soif me taraude également, seulement le majordome des Fleep n’a rien d’un tenancier de buvette.
— Je suis venu pour vous poser quelques questions, mister Moy. Notre enquête l’exige.
— Vous avez des papiers ?
Heureusement, bien que converti ( ?) dans le privé, j’ai conservé ma brême professionnelle. Je la présente à l’escogriffe. Le mot « Police » et le ruban imprimé tricolore dissipent très vaguement sa maussaderie.
Il regarde ma carte après avoir chaussé son pif de lunettes, la tourne, la retourne, puis me la rend entre le pouce et l’index comme s’il s’agissait d’un mouchoir dégueulasse, d’une limace écrasée, d’un vieux bandage herniaire trouvé dans une poubelle ou de la photographie en couleurs de Gérald Ford.
— C’est bien, dit-il, du ton d’un mec qui se demande s’il est encore temps ou non de me faire dire qu’il n’est pas là.
« Et alors ? il ajoute, mais en américain textuel.
— Savez-vous dans quelles circonstances les Fleep ont trouvé la mort, mister Moy ?
— Un fou les a abattus comme des chiens ?
— Pas exactement, le fou en question est un comédien célèbre qui se prétendait en état de légitime défense.
Ben Moy passe deux doigts entre son col de limouille et son cou craquelé, comme si, brusquement, il déplorait de n’avoir pas acheté ses limaces deux pointures plus grandes.
— Un comédien célèbre, dites-vous ? S’agirait-il de Frank Sinatra, de Marlon Brando, ou de Paul Newman ?
— Non, monsieur.
— Alors je ne vois pas d’autres comédiens célèbres en ce monde depuis qu’on a enterré Spencer Tracy.
— Je voulais dire, célèbre en France…
Il a le sens du geste, Moy. Sa main droite s’élève sans que son coude ne bronche et passe par-dessus son épaule. Dans les impertinences gestuelles, ce machin-là vient tout de suite derrière le bras d’honneur et avant le pouce glissé entre l’index et le médius.
— Vous parlez de légitime défense, reprend ce grand salingue anguleux, voudriez-vous me faire croire que votre gugus avait quelque chose à redouter de Steve et Marysa, en dehors, éventuellement, d’un rhume à virus ? Steve et Marysa étaient les deux êtres les plus inoffensifs de cette terre, si l’on excepte les bébés et les pasteurs de plus de cent ans.
— Ils n’en tenaient pas moins chacun un revolver à la main au moment où Christian Bordeaux leur a tiré dessus.
— Qui a dit ça ?
Je me reporte au drame, dans la maison au luxe discret de la villa Montmorency…
— Les faits ont été établis, mister Moy.
— Et moi, je vous dis que c’est de la fumisterie, mister…
Il me reprend ma carte des doigts et récite, avec un drôle d’accent :
— Senathaùnio.
Bérurier me touche le bras :
— ’scuse-moi si j’ te demande pardon, Mec ; mais c’t’ insecte serait-il point t’en train de te chercher des noises ? Il a un ton pour t’ causer qui me défrise les poils sous les bras. Tu sais que je peux y coller le bourre-pif de mise au point, pour le cas qu’il se croirait ce qu’il est pas ou qu’il croirait qu’on n’est pas c’ qu’on est ?
— Laisse, ce sont ses manières…
— Elles me trottinent sur la prostate, Gars. Si on se laisse marcher dessus par un emmanché d’Amerloque, c’est la débâcle du marché commun. Bon, pendant que tu t’expliques avec ce paf à bretelles, moi j’ vais draguer à la cuisine, demander à la perle noire que j’entre-aspers-je, si elle n’aurait pas un petit fond de kil pour mon gosier fourbu.
Béru exit.
Ben Moy darde sur ma personne la fourche à deux dents de son regard.
Ce domaine appartient aux Fleep ? je demande.
— Naturellement.
— Donc, ils étaient riches ?
— Cela dépend de l’idée qu’on se fait de la fortune, mister… mister…
De nouveau il regarde ma carte.
— Mister Sénathaùnio !
Cette fois, j’enfouille la brême. Il me court, le vilain, je vais p’t’ être bien perdre mon self-contrôle, ce qui serait dommage.
— Je veux dire qu’ils appartenaient à la société des gens nantis ?
— Plutôt, oui.
— Cette fortune leur vient d’où ?
— Les parents de mister Fleep possédaient déjà cette ferme.