Son vieux lui a fait la bonne surprise de naître avant lui, au camarade Steve. En ce cas, pourquoi se serait-il établi tueur à gages en compagnie de sa jeune épouse ?
C’est un des trucs qui coincent dans mon historiette. Un des nombreux… Peut-être le plus surprenant. Un couple heureux, riche, vivant une vie passionnante et saine dans une contrée sauvage des U.S.A., s’envole pour Paris où il est descendu à coups de pétard le lendemain de son arrivée. Tu trouves ça normal, toi, Lavement ? Tu gobes sans même avaler un verre d’eau pour faire glisser, une couleuvre de cette longueur, ma truffe ?
La trogne hilare du Mastoc s’inscrit dans l’encadrement de la porte.
— Elle est choucarde toute pleine, la noiraude. Elle a pas de picrate, seulement de la bière, mais j’y en veux pas. Si je te disais que son odeur me fait goder ? Elle renifle la gentille petite ménagerie artisanale. Rien que de m’amener le blair dans sa périphérie, je chope un gourdin à assommer un C.R.S. casqué.
— Que dit-il ? s’inquiète Moy, lequel ne comprend pas le français et je l’en félicite.
— Il trouve votre ferme très agréable.
Pourquoi repensé-je à l’insatiable Inès, du début de ce polar. Celle qui en voulait encore, et toujours, et du surchoix, bien ferme, bien vibrant. Une bouffeuse de trique terrible, ma gentille cavalière. On lui a fracassé le crâne, rien que pour me compromettre, me filer dans un court-bouillon nauséabond. Oui, juste pour m’emmerder, me paralyser l’activité, on tue une frangine. Qui, « on » ? Des techniciens, assurément. Des gens « organisés » et sans le moindre atome de scrupules.
Inès, sur son Amin Dada, à Neuilly… Je la revois au petit hôtel où je l’ai conduite, à la va vite. Elle portait encore ses culottes de cheval. T’as jamais « entrepris » une nière en culottes de cheval, Tézigue-pâteux ? Le buste dénudé, la culotte ouverte ? Tu ne connais rien de la vie, mon pote. Ou si peu. Tu sais ce que c’est qu’un carnet de métro, un rade de bistrot, un carburateur, de la merde au fond d’un slip, et puis voilà, et puis c’est tout. T’es orphelin de partout. Paumé, quoi. À peine avenu. Trotte-menu furtif, inconsistant. On te fait croire, parce que tu paies des impôts et que t’as une carte d’électeur, à ta réalité sociale. Mais c’est ta réalité qui n’existe pas. Cette réalité à laquelle on fait semblant de t’incorporer et qu’on fait semblant d’inventer, mais qui n’a jamais eu lieu. Ja-mais, t’entends, figue gâtée ? T’es juste une crevure de passage. Un grain de pollen, déjà mort d’avoir quitté sa fleur.
Alors, moi, le meurtre d’Inès, je déclare : bande organisée.
La bande apprend que le très célébrissime Santonio est mandaté pour servir de bouclier. Alors elle insurge, la bande. Pas de ça, Lisette ! Santonio ? Pour qu’y fasse tout déraper dans la gadoue, cet astucieux ? Ah ! que non point !
— Mister Moy ?
— Je vous écoute.
Il trouve inquiétant qu’un flic soit dans le vague. C’est pas l’habitude chez les Yankees. T’imagines, un G-man dans le coltar, parlant a voix de rêve, zyeux perdus dans les vapeurs ? Il serait révoqué. On me prend pour un farfadingue. Un moudela. Pour un Français, quoi, à qui on est toujours obligé d’aller gagner ses guerres et de renflouer ses caisses vides.
— Pour quelle raison M. et Mme Fleep se sont-ils rendus en France ?
— Pour convenance personnelle, je suppose.
— Ils ne vous tenaient pas au courant de leurs décisions ?
Si, mais sans m’en donner la raison. Ils m’ont appris qu’ils feraient un voyage à Paris, le 1er juin, c’est tout.
Je frémis.
— Le 1er juin ?
— Oui.
— Veille du 2 juin, soupiré-je, mais en français, fort heureusement, sinon Ben Moy me virerait de Red Ox Farm à coups de pompes.
— Il y a longtemps que ce voyage était prévu ?
— Plus d’un mois.
— Vous est-il arrivé de les entendre parler d’un dénommé Christian Bordeaux ?
Je m’efforce de prononcer avec l’accent anglais le nom de l’acteur.
Il redit :
— Baordaooo !
— Comme la ville, précisé-je.
Ben Moy réfléchit.
— Non, jamais.
Je m’apprête à dire : « Vous êtes bien sûr », mais je me rappelle à temps que les Ricains ne comprennent pas notre insistance française. Ils répondent ce qu’ils ont à répondre, que ce soit vrai ou faux, et il n’y a pas à y revenir.
— J’aimerais visiter la chambre et le bureau de M. Fleep, s’il vous plaît.
On dirait que je viens de lui foutre la main au calbute pour vérifier s’il en a bien deux. Shoking, pire qu’un Britiche, le majordome.
— Vous n’avez pas de permis de perquisition, n’est-ce pas ?
— C’est-à-dire que…
Pas la peine d’insister, je l’aurais dans l’œuf.
— Béru ! hélé-je.
Il arrive, blanc de farine, de plus en plus content, la limouille passée par-dessus son bénouze, la porte de son magasin d’accessoires pour nuits de noces et banquets grande ouverte.
— Écoute, Gros. Je voudrais explorer un peu la crèche, mais le Mocheté ici présent s’y oppose…
— Tu veux que je l’endorme ? propose spontanément l’Éminent.
— Pas lui : sa vigilance ! Crée une diversion dans les deux minutes qui vont suivre et tâche qu’elle se prolonge un moment.
— Jockey, boss ! comme ils disent ici.
Et il retourne dans la cuisine, suivi du regard inquiet de Ben Moy.
— C’est tout ? demande ce dernier, d’un ton qui m’avertit que « ce doit être tout ! ».
— Vous connaissiez des ennemis aux Fleep ?
— Je vous ai déjà dit qu’il n’y avait pas plus aimables qu’eux.
— On peut être aimable et avoir des ennemis, mister Moy.
— Pas eux.
— Ils allaient souvent en Europe ? Et particulièrement en France ?
— Mr. Fleep n’y est pas retourné depuis qu’il a fait son service militaire dans les troupes basées en Allemagne, il y a quatre ans. Quant à son épouse, qui était d’origine belge, elle a dû y retourner une fois pour assister aux funérailles de son père.
— Son mari ne l’avait pas accompagnée ?
— Non.
— Pour quelle raison ?
— Je l’ignore, ce n’était pas mon affaire. Et maintenant, nous allons devoir nous quitter, mister… Sénatoniaù, car j’ai beaucoup d’occupations.
— Une dernière question, je vous prie, mister Moy…
Il crispe ses mâchoires anguleuses et déclare :
— Une dernière, parfaitement. Quelle est-elle ?
— Les Fleep se sont connus en Europe, pendant les obligations militaires de Steve ?
— En effet.
Faut décrocher. Qu’est-ce qu’il attend, Béru ?
Heureusement, avec Pépère, c’est mieux qu’à Lourdes. Pas besoin de te payer la mouillette glaciale, le port des béquilles et la caravane rampante pour obtenir ton petit miracle.
À peine mon exhortation muette formulée, un ram-dam inouï se produit dans la pièce voisine.
Ben Moy se précipite. Au bruit, on pourrait croire qu’un éléphant fou furieux vient de se réfugier dans une quincaillerie.
Moi, j’en profite pour calter dans la direction opposée.
Dans une construction qui est entièrement de plain-pied, tu te repères plus facilement que dans le château de Chambord. Surtout ici, où l’habitat est avant tout fonctionnel, donc, schématique. Je me dis : la cuisine au bout, le living-salle à manger ensuite, puis le bureau, enfin la chambre des maîtres.
Et je bombe en forcené dans la partie Ouest.
T’es content ? Comment ? Y’a pas de raison, dis-tu ? C’est vrai, y’a aucune raison. J’ai cru, pourtant… On peut se tromper.