Mes péones m’escortent. Tous les trois. Béru, un tantisoit en avant, comme pour ouvrir le cortège, parer aux bousculades de la foule en liesse, Pinuche à droite, Mathias à ma gauche, lesté des paperasses qu’il a accumuloncées avec tant de savoir, brio et je t’en passe sinon je finirais ce con de livre à la nuit tombée et les rues ne sont pas sûres, qu’après, si t’as une agression, tu m’en voudras et ne liras plus que Delly, ce qui m’étonnerait pas, vu que plus tu prends du carat, plus t’as tendance à couler.
Oui, ils sont là, étrange et disparate assemblée à la vérité. Ils sont assis dans le salon de réception à dominante orange. Alexis Lophone, l’assureur-chef ; Bébert Patache, impec dans un costar de soie sauvage noir et cravaté de violet, pour dire de porter le deuil ; Ludo, la fiote, discrète dans un flanelle anthracite ; et puis Éléonore, en bloudgines à dentelle, qui a changé la coloration de ses crins pour se donner un aspect plus dans le ton. Et enfin, la petite Louisette, que tu reconnais pas dans son tailleur discret, marron, avec un foulard vert et des boucles d’oreilles très jolies qui représentent un perroquet pluricolor sur un perchoir en balancement. Et puis, il y a encore Pinson Robert, gauche et suffoqué par notre luxe.
Selon mes instructions, nos deux fulgureuses secrétaires, Claudette et Maryse, ont distribué des scotch à la ronde, manière de créer une ambiance de détente. Car, tu vois, rien de positif ne s’édifie dans l’énervement, la rogne, la hargne, le gaullisme et la constipation chronique.
Je serre des mains, très sobrement, comme un pédégé qui arrive bon dernier, comme sa gloire l’exige, à un conseil d’administration. J’ai l’œil bien adhésif, le geste un peu roide, le mot aimable, genre question dont tu n’attends pas la réponse, telle que : « Heureux de vous voir, j’espère que vous n’avez pas eu trop de mal à parquer votre voiture ? »
Dans le salon d’attente, faut que je te raconte… Voilà, il y a un immense canapé à douze places, en arc de cercle, avec encore deux fauteuils de part et d’autre. Et puis une table de marbre, très pratique pour bouffer des œufs durs et, derrière cette table glaciale, trois fauteuils knoll. Ça peut te sembler locdoche, mais ça l’est pas. Un de ces jours, quand tu viendras à Pantruche pour le salon agricole, passe nous dire bonjour, on te montrera. Je me mets dans le fauteuil du milieu ; mes deux assesseurs, Mathias et Pinuche, déposent ce qui leur sert de cul dans les deux autres, tandis que Sa Majesté choisit l’un des fauteuils des invités, parce que plus propice à héberger son sommeil et à feutrer ses pets…
Notons, now, la position des assistants. Tu as les quatre du groupe Cricri, c’est-à-dire Louisette, Bébert, Ludo, Éléonore sur le canapé, groupés en son centre. Tu as l’Assureur, dans l’un des fauteuils, et Pinson qui ne paraît pas avoir la moindre envie de gazouiller, dans celui diamétralement opposé.
T’es paré pour la manœuvre ?…
Merci. Remarque, c’est plutôt toi qui devrais remercier, mais il n’a pas plus de reconnaissance dans ton cœur qu’il n’y a de mouettes derrière un bateau israélien.
Enfin, je m’y suis fait. Le jour où je voudrai de la crotte de cochon, je saurai à quel derrière accrocher mon panier.
Je croise mes mains sur la table glaciale. Drôle d’idée qu’il a eue, le décorateur, de nous filer cet étal de boucherie, alors que le bois c’est tellement chaud et chaleureux. Curieusement, je me sens un peu dans la peau du Vieux. Me voici en état de Présidence, les mecs. Je suis celui qui décide, celui qui commande, celui qui peut. Pouvoir, tout est là. Tu sais pourquoi ils réclament le pouvoir, tous ? Pour Pouvoir. Ils ont besoin de pouvoir pouvoir. Le gus qui ne peut pas pouvoir, sa vie est comme une serrure sans clé : elle ferme mal.
— Mademoiselle, Messieurs…
Merde, me manque plus que la clochette et le verre de flotte. Et puis des rubans à la boutonnière, beaucoup…
— Je vous ai réunis afin que nous fassions le point de la situation. Mes collaborateurs et moi-même, à la suite de moult investigations mouvementées, avons rassemblé beaucoup d’éléments à propos de l’affaire Bordeaux. Tellement, à la vérité, que j’ai bon espoir de parvenir à sa solution…
— Vraiment ! écrie Lophone, lequel, en sa qualité d’homme important, a la parole facile.
— Oui, monsieur le Président-Directeur général.
— Et votre impression est que nous allons devoir payer la prime ?
— Ma certitude est que vous n’aurez pas à la payer.
Son soupir, je voudrais t’en rendre compte. Te le dire bien, tel qu’il vient de lui partir des soufflets. Le métro pneumatique… Non, pas ça. Plutôt une conduite de gaz qu’un con de Portugais vient de crever d’un coup de pioche et qui s’exhale en force en attendant que le chef d’équipe arabe coure prévenir le contremaître yougoslave, qui alerte le chef de chantier italien, pour qu’il dise à l’ingénieur français de faire boucler la vanne par le préposé portugais.
Tu mords le fantastique shuntement ? Ptschhhhhhhhhhhhhhhhhh etc… T’en ajoutes pour un milliard d’anciens francs, moi j’ suis attendu par une gonzesse qui sait écrire je t’adore avec une craie dans le prosibus.
Je me gromule un peu la gargante, bien filtrer ma voix, la rendre cristalline.
— Voyez-vous, fais-je à mon auditoire, si je devais résumer cette épouvantable, cette sanglante histoire, je déclarerais sans hésiter qu’il s’agit avant tout d’une histoire d’amour.
— D’amour ? répète Béru en libérant un rot fortement aillé, du fait de son vespéral saucisson arlésien.
— Oui, mon cher : d’amour. Un amour pathétique, un amour dément, un amour shakespearien.
— Ben ma vache ! murmure le Gros, soucieux de traduire l’impression générale.
D’un petit geste de connivence, je l’avertis aimablement qu’il doit cesser de me casser les roustons à tout bout de moment et de champ s’il ne veut pas que je le vire de la carrée comme l’énorme malpropreté qu’il est.
Il paraît admettre le bien-fondé de ma courtoise sollicitation et prend le sage parti de se curer les chailles avec la lame « poinçon » de cette espèce d’atelier ambulant qu’est son couteau suisse…
— Je préfère le dire tout de suite à ceux d’entre vous qui l’ignorent, mais Christian Bordeaux s’est suicidé.
La plupart se sont redressés. Ont répété, chœur antique, « suicidé ». Puis sont retombés sur leur siège, comme des poires ventées sous leur arbre.
Alexis Lophone n’étant pas homme à chanter dans un chœur et ayant une forte vocation de soliste, il croit sage de répéter, en réglant au mieux sa modulation de fréquence.
— Suicidé ! Sui-ci-dé !
J’attends que le souffle de la surprise ait cessé d’agiter les frondaisons de la curiosité.
— Oui, suicidé, monsieur Laphone, et cela, quelqu’un ici ne l’ignore pas, n’est-ce pas, Bébert ?
L’interpellé déclare vivement :
— Mais qu’c’j’, moi ? Prqu’v’dites — ç… ?
Je lui souris.
— N’avale pas tes cordes vocales, gars. Christian t’a mis dans la combine. Tu étais son confident, peut-être son unique ami. Tu l’as aidé, je pense, sans calcul, tout simplement parce que tu lui étais attaché comme un clébart. C’est toi qui as créé le mythe des menaces mystérieuses par téléphone. À sa demande, du reste, parce qu’il fallait préparer le climat pour ce fameux 2 juin.
Le presque nain détourne sa tête de vrai nain. Il est rouge comme : une pivoine, un homard cuit, un chapeau de cardinal, le bout de ton zob, une tomate mûre, la Russie Soviétique, une crête de coq, la Légion d’Honneur, une rosière visionnant Emmanuelle, une muleta de toréro, une tache de sang et puis merde, je vais nomenclaturer jusqu’à quand, à ce train-là ?