Et dit au nabot en me désignant du pouce par-dessus son épaule :
— Il est serviable, hein ?
Puis il réintégra, devant nous, son grimpant. Et comme sa braguette ne fermait plus, il eut la sage pudeur de la voiler du pan antérieur de sa chemise.
— Qui êtes-vous, monsieur Patache ? attaquai-je, avec cette impitoyabilité des interviouveurs prenant en main une personnalité à désosser.
Le loupé réprima un hoquet.
— Comment ça ?
— Je parle de vos antécédents.
— Je sus artiste de music-hall.
— Quelle branche ?
— Je travaillais un numéro d’illusionniste avec un copain. Seulement il s’est entiché d’une gonzesse qui a exigé de prendre ma place et je me suis trouvé sur le sable… Ensuite, j’ai bricolé dans le cinoche, comme accessoiriste. C’est là que j’ai rencontré Cricri. Je l’ai fait marrer, on a sympathisé. Comme il avait besoin d’un secrétaire…
— Car vous êtes son secrétaire ?
— Ben oui.
— Ça consiste en quoi, le secrétariat, chez lui ? Jouer à la belote et mettre en marche le poste de télé ?
Il rougit, sauf sa loupe qui demeura d’un vilain jaune rance. J’appuyai alors sur le bitougnot dont j’use pour appeler Mathias. À trois reprises, ce qui équivaut à un code. Le rouquin ne tarda pas à apparaître, porteur d’une fiche. Celle du dénommé Patache. Si t’as pas lu le précédent polar[3], il est bon que je t’affranchisse. À notre porte, il y a un écriteau… : « Entrez sans sonner. » Les gonziers obtempèrent. Si ce sont des clients, Mathias, après qu’on les a installés au salon, va relever leurs empreintes et consulte son fichier électronique.
Je lus, sur le bristol du rouillé :
« Albert Patache, né à Pantin. Pupille de l’Assistance Publique. Vol de voiture à 16 ans, agression dans un Prisunic. Envoyé en Maison de Redressement. À 25 ans, compromis dans une affaire de hold up (servait de chauffeur à la bande). Trois ans de prison ferme. À 28 ans, condamné de nouveau pour avoir émis des chèques avec un chéquier volé. Condamné à dix-huit mois de prison. Pendant cette dernière détention, a fait la connaissance d’un détenu nommé Martinet Joseph, prestidigitateur de son état ! ! ! Ensemble ont mis au point un numéro pour distraire les copains. Se sont retrouvés après avoir purgé leurs peines. Auraient perfectionné leur numéro et n’ont plus fait parler d’eux depuis. »
Je remerciai Mathias d’un hochement de tête.
Beau boulot. Le vrai prestidigitateur, c’est mon pote le rouquin. Il sortit discrètement et je tendis la fiche au loupé.
— Quelque chose aurait été oublié ? demandé-je.
Il lut attentivement le texte qui le concernait, s’interrompant pour me virguler des œillades incrédules.
Puis, lorsqu’il eut achevé :
— Comment diantre êtes-vous au parfum de ces bricoles ?
— Question de métier, fils. Alors ?
Il hocha la tête.
— De l’histoire ancienne, quand on a pas de parents, hein ?
— Oui, je connais cette triste chanson.
Je lui repris la fiche, la déchirai et la jetai dans ma corbeille, ce qui parut soulager Bébert, un peu comme si je venais de lui rendre une sorte de virginité. Rien de plus délectable que l’absolution, sous toutes ses formes.
— Les tourments de Cricri, t’es sûr que ça n’est pas toi ?
Il bondit.
— Dites pas ça, patron !
Marrant qu’il m’appelât patron, brusquement, simplement parce que j’étais au courant de son passé de chiotte.
— Cricri, je lui dois tout. C’est un type comme ça.
Pouce ! Celui de César (pas Jules l’italien, Baldaccini, le Français).
— Donc tu es inquiet pour lui ?
— Très.
Il se trémoussa un peu sur sa chaise et ajouta :
— Ceci dit, pas particulièrement pour le 2 juin. Le 2 juin, c’est un rêve. Et un rêve, c’est un rêve, non ?
Roland sort de la salle de bains en titubant.
Il a pris le parti de se foutre à loilpé. Chose étonnante, compte tenu de son état, il trique comme un âne bourré d’aphrodisiaques. Mais alors vraiment pour de bon, tu sais ! Un braque honorable. Pas la pièce classée par la Commission des Sites, mais du bel outil de garnement, légèrement arqué et vibrant, jouflu, sympa, de bonne compagnie. On se relèverait pas la nuit pour en manger, pourtant, en situation, il a son mot à dire. Ses grandes et petites entrées un peu partout. Du paf sans surprise, mais apte à remplir son office. C’est l’ami fidèle, toujours présent, efficace, discret. Le zob empressé, increvable. La bite des bons et des mauvais jours. Solide, à la musculature élancée. Son agilité est incomparable. La vraie zézette de Chasseur Alpin (pour chasseuse alpine). Supporte les intempéries. N’a pas besoin de beaucoup de repos. Vaillante à l’ouvrage. Se portant volontaire pour toutes les missions périlleuses. D’un maniement facile. De nuit, de jour, par vent, par pluie et par brouillard sans cesse présente, toujours apte. Petite Mère Courage, quoi ! Appliquée dans ses entreprises. Pas de folles initiatives, se tient sur une réserve de bon aloi et prend fesse et cause pour l’application d’un programme bien composé. Bref : la queue à Roro est française.
Pour l’heure, elle dodeline d’un mur à l’autre, comme si elle était montée sur un ressort. À boudin, bien entendu.
— Bouf, ça va mieux, annonce Roland, tu vois, c’est pas ce que j’ai bu, mais c’est les mélanges. Boire, j’supporte. Les mélanges, moins. Encore y’aurait qu’eu la vodka et le beaujolais… Mais la bière qui s’intercale, je craque. Enfin, une séance de baisanche, ça va me rétablir l’équilibre.
Je cesse de l’écouter car quelque chose éclate dans la rue : la sirène caractéristique de Police-Secours.
La sirène décroît, et meurt devant l’immeuble.
Bon Dieu, il s’agit de les mettre avant la tuile. Je pige tout : l’assassin d’Inès a prévenu les archers, son meurtre terminé.
Et pendant que je suis en état de réceptivité, je comprends également pourquoi il a agi de la sorte.
— Où qu’elle est, c’te pute, que je lui fasse sa séance ?
— Dans la chambre.
— Tu restes pas ? fait-il en me voyant foncer à la lourde : on lui ferait « le Tunnel sous le Mont Blanc ».
— Non : j’ai rendez-vous avec une autre donzelle qui s’appelle Liberté Chérie. Bonne bourre, mon pote !
L’ascenseur est heureusement encore à l’étage.
Je l’emprunte jusqu’au sous-sol, où se trouvent les garages des locataires.
Et il est évident que c’est par-là qu’a filé aussi le meurtrier.
III
PIED DE GUERRE ET PIED DE GRUE
J’arrive à l’agence, beau comme une pissotière repeinte, dans un costar léger, dans les bruns foncés, gancé de beige. Chemise coquille d’œuf, cravetouze en velours marron, tartisses italoches assorties. Mes deux secrétaires, Maryse et Claudette, manquent s’évanouir devant ce superman super-élégant. Je vois leurs loloches se dilater comme quatre soufflés au fromage sous leurs corsages rouges frappés de notre sigle P.D.A.
Je leur décoche deux sourires (pas de jalouse) tellement éclatants que, machinalement, Claudette chausse ses lunettes de soleil.
— Le Gros est là ? demandé-je en respirant fortement des senteurs aillées éparses dans les locaux.
— Ça se sent, non ? bougonne Maryse, il est arrivé avec un réchaud de camping et il se fait de la tambouille.
Fectivement, je trouve Sa Majesté dans son burlingue, à surveiller la cuisson de cuisses de grenouilles. Son bureau (à quoi bon un bureau, puisqu’il n’écrit jamais ?) ressemble à une cuisinière. Y’a plein d’ustensiles dessus : casseroles, louches, saucières, etc. De la farine est répandue sur la moquette et une motte de beurre normand fond lentement sur un sous-main de cuir repoussé, devenu repoussant.