Je m’apprête à égosiller, mais son transistor raconte des trucs qui me cisaillent le sifflet.
Tel est le luxe en bourre ! Informations. Ça dit comme quoi le Président de la République est allé faire le ménage chez une vieille dame paralysée du 18e pour donner l’exemple qu’il faut aider son prochain, lequel a toujours besoin d’un plus grand que soi et qu’il vaut mieux être Président de la République et bien portant que pauvre et infirme. Mais c’est pas ça qui me mobilise l’attention. La suite. Un meurtre. Une femme assassinée d’un coup de statue dans le crâne par un jeune industriel nommé Roland Ollifan qu’on a retrouvé sur les lieux du crime, nu et beurré, les mains pleines de sang, et arrêté séance tenante.
Pauvre Roro…
Que faire ? Ma conscience se flétrit. Je n’ai pas le droit de laisser accuser un homme que je sais innocent du crime dont on l’accuse. Seulement, le blanchir illico serait me coller dans la béchamel, ce qui m’empêcherait d’accomplir ma mission de protection laquelle va démarrer dans quelques heures. Remettre à après-demain mon intervention ? Et s’il m’arrive quelque chose ? Roland Ollifan ne pourrait jamais se sortir du merdier et passerait aux assiettes. J’imagine le gentil bandeur déshonoré à tout jamais. Embastillé pour le meilleur de sa durée terrestre.
— T’as l’air tout con ? remarque Bérurier, dont les diagnostics sont imparables. Tu veux becqueter quelques cuisses de grenouilles ? C’est des grenouilles françaises, pêchées d’hier dans les Dombes, pas des grenouilles tchécoslovaques et congelées de surcroît.
Je secoue la tête. Sa voix me parvient à travers des épaisseurs calfeutrantes de scrupules à haute tension.
Je sens s’accumuler des nuages maléfiques, qui, s’ils crèvent, déverseront des flots de merdouille sur mon complet neuf.
— Pourquoi qu’ t’as l’air tout con ? insiste le Charitable, t’as un turbin ?
Comme c’est un homme ignare mais de précieux conseil, je m’apprête à tout lui déballer lorsque Claudette se pointe en catastrophe.
— Il y a là deux messieurs de la police, m’annonce-t-elle, qui veulent vous voir d’urgence.
« Ça y est, me dis-je, le nuage qui commence de se fissurer ! »
L’un est l’officier de police Baluchet, un teigneux blanchi sous le harnois, qui ne pardonne pas aux autres hommes d’être cocu. Depuis qu’il est entré dans la police il attend la retraite, et maintenant qu’elle est imminente, il prend peur. Son compagnon est un jeunot blond, à moustache de bureaucrate, qui fait songer à un rongeur venu du Nord et adopte cet air grave et hostile qu’ont la plupart des hommes nouvellement investis d’un pouvoir discrétionnaire.
Je bondis sur mon ex-collègue Baluchet avec un enthousiasme tellement exubérant qu’il faudrait être crétin, aveugle et sourd pour y croire une seconde.
— Quel bon vent, Vieux ?
— Je ne crois pas que le vent soit si bon que ça.
Hou youyouille que j’aime peu ! Mauvais préambule.
Je les introduis dans mon bureau. Baluchet mate autour de lui, impressionné par le luxe, et donc enjalousé brusquement de la tête aux pieds.
— Tu te mets bien, grince-t-il. Ça a dû coûter une pincée, ici ?
Moi, le pétard me biche.
— Une fortune, renchéris-je.
— T’avais les moyens ?
— Je les ai trouvés.
— Faut croire que tu t’étais fait des relations ?
— Tu vois…
Un silence pour laisser fumer sa haine et refroidir ma rogne.
Ils s’assoient. J’écarte le tableau découvrant un bar où luminent des cristaux taillés et des flacons de prix.
— Je crois me rappeler que tu n’aimes pas le whisky, Georges ?
— J’ai un ulcère.
— Du porto, alors ?
Comme il a fait des études littéraires assez poussées, il murmure :
— Un doigt.
Je le sers, me tourne vers le mulot des neiges.
— Et pour toi, fils ?
Le « fils » regarde ailleurs et répond sèchement :
— Rien.
Le nuage crève de plus en plus.
— Alors, qu’est-ce qui me vaut le plaisir, Georges ?
— Une dénonciation anonyme.
— Tiens donc ! Me concernant ?
— Oui.
— Et de quoi m’accuse-t-on, de fraude fiscale, d’attentat à la pudeur ?
— De meurtre.
Je m’abstiens de sourire. Non, franchement, je suis parfait. Neutre, tout juste crispé.
— Vous avez pris un taxi, pour venir ici ? je leur demande.
Baluchet écarquille ses vasistas enfarinés.
— En effet, pourquoi ?
— T’as payé combien la course ?
— Bé…
— Si, dis-moi ?
— Quatorze francs, pourquoi ?
— Plus quatorze pour retourner à la Maison Pébroque, ça fera vingt-huit. Alors tu as dépensé vingt-huit balles, aux frais des contribuables, pour venir m’annoncer qu’un mauvais plaisant m’accuse de meurtre ? De meurtre, moi, un ancien commissaire dont la carrière…
Il lève son verre de porto et coupe :
— À la tienne, San-Antonio !
Vilainement, tu sais. Pas aimable. Bourdille en plein. Féroce. Charognard. Le sagouin perfide. L’AUTORITÉ, quoi ! Cette salle hydre multitronches (pléonasme, mais ça vaut la peine). Chose impensable, depuis qu’officiellement je n’appartiens plus à la Rousse, je me sens redevenu pékin. Ne plus « en être » me ravale au rang du pégreleux glaglateur. J’ai envie de calter devant la machine, elle m’effraie.
Je prends le parti de me terrer dans des renfrogneries, histoire de voir venir.
— Il s’agit du meurtre d’une petite péteuse qui a eu lieu cette nuit. Une dénommée Inès Padon, fille d’un banquier. Tu connais ?
Dans ces cas-là, faut décider à la fraction de seconde. Pas le temps de balancer, tu laisses faire ton instinct.
— Oui, cette gosse a eu quelques bontés pour moi.
— Compliment, elle était jolie. Je n’ai vu d’elle que ce qui en restait, mais c’était pas mal. Un coup de fil anonyme nous a prévenus que, contrairement aux apparences, c’est toi qui l’as tuée, et non le type bourré qu’on a trouvé sur les lieux.
Je reste impavide. Baluchet attend, puis comme je ne prends pas d’initiative, il murmure :
— Tu ne dis rien ?
— Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Tu ne t’attends tout de même pas à ce que je m’accuse d’un meurtre ?
— L’anonyme nous a conseillé de chercher tes empreintes dans l’appartement de la victime. Effectivement, elles y sont.
— Et les siennes ?
— Pardon ?
— Ton « anonyme » qui mène l’enquête, tu ne te demandes pas qui il est et à quoi correspond sa dénonciation ? Tu penses qu’il s’agit de la voix de saint Michel archange ? C’est vrai que pour tout savoir d’un meurtre, il faut soit être l’assassin, soit le bon Dieu.
— Ou le témoin, pousse doucettement l’abominable Baluchet.
— C’est-à-dire ?
— Le gars déclare qu’il se trouvait dans l’appartement en train de calcer la môme lorsque tu es arrivé, et que tu es devenu fou furieux en trouvant ta bergère en train de bien faire. Tu as chopé la statue et tu l’as lancée dans leur direction. C’est Inès qui l’a reçue dans le crâne.
— Mes empreintes figurent dessus ?
— Penses-tu, elles ont été effacées ; dame, tu connais la question.