Le mariage fut conclu. La veille de Noël 1714, Élisabeth Farnèse arrivait à Guadalajara et était reçue dans le palais du duc de l’Infantado, où l’attendait Madame des Ursins. Mais pour bien marquer ce qu’elle entendait recevoir en fait d’égards, la Camerera Mayor accueillit la jeune fille non à la porte du palais, mais sur le palier du premier étage.
Les deux femmes se saluèrent, puis s’enfermèrent dans une pièce pour bavarder. Madame des Ursins fit entendre à la nouvelle Reine qu’elle pourrait toujours « compter sur elle pour maintenir les choses, entre elle et le Roi, dans l’état où elles doivent être… ». Alors, Élisabeth Farnèse dévoila ses batteries : elle était reine d’Espagne et entendait régner, et régner seule, sur son époux comme sur le royaume.
Elle appela le capitaine des gardes :
— Monsieur, lui dit-elle, faites atteler un carrosse. Qu’on y mette Madame des Ursins et qu’on la mène par les chemins les plus courts jusqu’à la frontière de France. Lorsqu’elle y sera, Madame des Ursins fera ce qu’elle veut…
Ce coup de force réussit. Une heure plus tard, accompagnée d’un de ses neveux, Madame des Ursins, en grande toilette de cour, sans même avoir eu le temps de prendre un bagage ou même un manteau, roulait vers la frontière française par une nuit glaciale, chassée par une gamine ingrate et ambitieuse qui n’avait pas eu la moindre considération pour son âge. Elle avait soixante-douze ans et eut tout le temps, durant ce voyage affreux, de méditer sur l’ingratitude des Rois et les noirs replis de l’âme humaine. Le roi Philippe, déjà esclave du corps de sa nouvelle femme, ne fit rien pour adoucir ce congé brutal.
À Versailles, néanmoins, ce fut autre chose. Madame des Ursins y fut accueillie en grande pompe. Madame de Maintenon vint la chercher à l’entrée de la Grande Galerie et l’embrassa devant toute la Cour avant de la mener elle-même au Roi, qui la garda plus d’une heure dans son cabinet. Peut-être Louis XIV lui proposa-t-il de s’occuper d’autres affaires importantes ? Elle avait tant d’habileté. Mais aussi, elle se sentait vieille, lasse. Sa dernière épreuve l’avait brisée. Elle ne souhaitait plus que le repos et, dignement, majestueusement, la vieille princesse reprit le chemin de son palais romain, où elle mourut paisiblement le 5 décembre 1722, après avoir couvert de sa protection le roi et la reine d’Angleterre en exil. L’amour des affaires avait été plus fort que la lassitude.
Le calvaire de la comtesse de Saint-Géran
NOTE DE L’AUTEUR. Bien que déjà fort reculée dans le temps, l’histoire que je vais raconter met en cause les agissements plus que répréhensibles d’une personne dont les descendants sont à l’heure actuelle d’une honorabilité au-dessus de tout soupçon et jouissent d’une considération hautement méritée. Par respect pour ces personnes, la dame en question demeurera cachée sous l’appellation de « Madame de X ». Je ne fais d’ailleurs, en agissant ainsi, que suivre l’exemple de ceux qui, avant moi, ont raconté cette sombre histoire de famille.
Le jour où la comtesse de Saint-Géran s’aperçut qu’elle allait être mère, elle eut d’abord beaucoup de mal à y croire. Puis, quand son médecin lui eut confirmé l’heureuse nouvelle, ce fut une véritable explosion de joie : des rires, des larmes et des prières d’action de grâce à n’en plus finir. Après quoi l’on envoya en hâte un courrier spécial au maréchal de Saint-Géran qui combattait alors en Alsace avec les troupes françaises. La terrible guerre de Trente Ans battait son plein et le cardinal-duc de Richelieu ne laissait guère ses soldats s’endormir.
— Surtout, recommanda la comtesse à son envoyé, ne reviens pas avant d’avoir trouvé Monsieur le maréchal en personne et de lui avoir remis ma lettre en main propre ! Je peux te prédire que tu ne le regretteras pas. Une pareille nouvelle…
C’était, en effet, une fameuse nouvelle car, en ce début de l’année 1641, les deux époux étaient unis depuis quatorze ans et avaient à peu près perdu tout espoir d’avoir un héritier. Pourtant, ce n’était pas faute d’avoir imploré le ciel, multiplié les neuvaines, les vœux et les dons charitables aux pauvres de la région ! Mais, jusque-là, le Ciel était demeuré sourd, à la grande joie de la sœur du maréchal, Madame de X, peu fortunée, à qui cette stérilité avait fait concevoir pour son fils les plus grandes espérances.
Il faut avouer que l’héritage du couple était alléchant. Les domaines des Saint-Géran s’étendaient sur une grande partie du pays d’Allier, fait de bonnes et riches terres et de plusieurs villages, dont Saint-Géran-de-Vaux, où s’élevait le fastueux château familial, jadis construit par Jacques Cœur, et Saint-Gérand-le-Puy, où un joli manoir du XVe siècle commandait les passages de l’Allier et la route de Moulins à Clermont.
Madame de Saint-Géran, à vrai dire, n’aimait pas beaucoup sa belle-sœur, dont l’avidité se lisait un peu trop clairement mais, à mesure qu’elle perdait l’espoir d’être mère, elle s’était un peu attachée à son neveu, le jeune Agénor, un bel enfant vif et gai comme elle aurait tellement aimé en avoir un. D’ailleurs, Madame de X affirmait hautement qu’Agénor aimait sa tante « autant qu’elle-même » et ne manquait pas une occasion de l’amener au château. Cela lui permettait à elle-même d’agréables séjours dont ses finances difficiles se trouvaient au mieux. Il est bien évident que, dans ces conditions, la naissance à venir allait lui porter un rude coup.
Mais si Madame de X devait éprouver quelque peine à assimiler la nouvelle, il y avait, au château de Saint-Géran, quelqu’un qu’elle emplissait de joie. En effet, la comtesse avait su s’attirer l’affection de Guillemette, la fille unique de son intendant Guillaume. Guillemette était une jolie enfant blonde, douce et fine. Sa mère, qui était la femme de chambre personnelle de la comtesse, avait perdu la vie en la mettant au monde et, tout naturellement, Madame de Saint-Géran s’était beaucoup occupée de la petite orpheline, reportant un peu sur elle le grand amour maternel frustré qu’elle gardait au fond d’elle-même.
Guillemette adorait la comtesse, auprès de laquelle elle passait de longues heures à apprendre la tapisserie ou la broderie ou à écouter des histoires. Mais, par contrecoup, elle n’aimait guère sa belle-sœur, qui n’avait pour elle que dédain et rebuffades. Aussi se réjouit-elle sincèrement de la naissance attendue, non seulement parce qu’elle comblait de joie sa bienfaitrice mais aussi parce qu’elle apportait une déception à Madame de X.
Elle pensait, comme tout un chacun au château, que l’avide belle-sœur s’enfermerait chez elle et espacerait ses visites à Saint-Géran. C’était mal la connaître. À peine Madame de X apprit-elle que sa belle-sœur était enceinte qu’elle fit ses bagages et vint s’installer au château.
— En l’absence de votre mari, c’est à moi, ma chère sœur, qu’il appartient de veiller sur vous. Quand une grossesse survient à votre âge, on ne prend jamais trop de précautions.
— Mais tout va très bien, Marie, et je ne voudrais pas que, pour moi, vous apportiez le trouble dans votre train de vie habituel. Vous avez votre maison, vos terres…
— Ta, ta, ta. Je suis votre aînée et vous me permettrez de vous dire que j’en sais plus que vous sur ce sujet. Il vous faut du repos, beaucoup de repos en même temps qu’une nourriture saine, étudiée. Ainsi, chaque matin, je vous donnerai moi-même un lait de poule. Et j’ai des tisanes qui font miracle dans ces cas-là.