Dans les derniers temps de sa vie, son notaire, Maître Arouet, lui amena son fils, un gamin de dix ou onze ans, qu’elle prit en affection à cause de son esprit vif et auquel elle légua par testament deux mille livres pour qu’il pût se constituer une bibliothèque. Ce jeune garçon, c’était Voltaire. Et la bonté de Ninon envers lui ne l’empêcha pas de dire méchamment, en parlant d’elle, que si son père n’avait pas amassé une grande fortune avec son instrument (il feignait de croire que Monsieur de Lenclos avait été joueur de luth professionnel), sa fille, au contraire, avait bien su tirer parti du sien. Mais la reconnaissance a-t-elle jamais été l’apanage de Voltaire ?
Le roman scandaleux de la princesse de Cantecroix
Elle réussit à être quinze jours duchesse de Lorraine
Il n’était rien au monde que le duc Charles IV de Lorraine aimât mieux que les femmes. Toutes les femmes, à condition bien sûr qu’elles fussent jolies et qu’elles n’eussent pas dans sa vie droit de cité légitime ! Il est vrai que la duchesse Nicole, son épouse, ne possédait pour toute beauté que des mains et des bras admirables, avantages que Charles jugeait un peu minces.
En cette année 1626, il y avait cinq ans que Charles et Nicole étaient mariés. Il venait d’avoir vingt-deux ans, tandis qu’elle en comptait dix-huit, et si, dans les premiers temps de leur mariage, la jeunesse de la petite duchesse donnait à son époux quelque excuse pour galoper dans d’autres plates-bandes, les années, en s’écoulant, n’avaient rien changé à un comportement résolument volage.
Évidemment, ce mariage princier était un mariage de grande raison, destiné surtout à éviter à la Lorraine une guerre de succession. En effet, Nicole, fille du duc Henri II, et, selon la loi lorraine, héritière à la mort du duc François II, frère de Henri II, qui lui avait succédé à sa mort, avait épousé Charles, fils de François II, et donc son cousin germain. Dans ces conditions, Charles n’avait pas cru devoir rester fidèle à une femme en laquelle il voyait plus une sœur qu’une épouse… bien que la malheureuse fût tombée follement amoureuse de lui.
Cette année-là, cependant, l’époux de Nicole eût dû normalement oublier quelque peu les belles pour se consacrer tout entier aux affaires de son duché qui allaient mal. Sa politique résolument antifrançaise lui valait de gros ennuis avec le roi Louis XIII, trop bien renseigné par les espions du cardinal de Richelieu.
Afin de ramener Charles à la raison, les troupes royales étaient entrées en Lorraine. Elles avaient pris Pont-à-Mousson, Saint-Mihiel, et s’avançaient vers Nancy où la duchesse Nicole se désespérait, ne sachant comment arrêter l’invasion. Quant à Charles, l’entrée des Français était le cadet de ses soucis. Il ne songeait qu’à une chose : conquérir une jeune beauté célèbre dont chacun vantait l’éclat et qu’il n’avait pas encore eu le bonheur de contempler.
Il était à ce point hanté par son idée que, laissant Nicole se débrouiller comme elle l’entendrait avec les soldats du Roi, Richelieu et toute la clique, il sauta à cheval et s’en alla visiter Besançon. Mais que l’on ne s’y trompe pas : il ne fuyait pas ! Naturellement brave, c’est une idée qu’il n’aurait même pas eue. Simplement, il ne pouvait plus résister à son désir de constater si la jeune Béatrice de Cusance était aussi belle qu’on le prétendait.
La réputation de la belle Comtoise n’avait rien de surfait ; elle était réellement magnifique : vingt ans, des cheveux d’un blond ardent, de superbes yeux verts, une peau éclatante et un corps à l’avenant. Aussi Charles, qui à peine arrivé s’était fait présenter la jeune fille et sa mère, la comtesse de Berghes, flamba-t-il comme une allumette dès le premier regard. Du coup, il oublia complètement sa femme, son trône, l’ennemi et la Lorraine pour se faire le chevalier servant de Mademoiselle de Cusance, auprès de laquelle il se posa, avec une superbe inconscience, en véritable prétendant.
Béatrice, pour sa part, avait été subjuguée par ce jeune prince aussi blond qu’elle et, il faut bien l’admettre, plus que séduisant. Mais sa mère ne voyait pas les choses du même œil.
— Le duc est marié, ma fille, lui dit-elle. Et vous commettez un grave péché en écoutant ses prières d’amour car il ne peut vous offrir une main qui appartient déjà à une autre.
— Je sais, ma mère. Mais la duchesse Nicole a peu de santé.
— Sornettes ! Elle est plus jeune que lui et bien vivante ! Ôtez-vous cette idée de la tête. Jamais vous ne serez duchesse de Lorraine !
Mis au courant par sa bien-aimée, Charles eut beau jurer ses grands dieux qu’il avait demandé à Rome l’annulation d’un « mariage odieux qui lui avait été imposé par la politique », Madame de Berghes ne voulut rien entendre et, sous le fallacieux prétexte de voir comment se comportaient ses paysans, elle emmena sa fille à Belvoir, la forteresse familiale, à quelques lieues de Besançon et au beau milieu des montagnes du Doubs.
Béatrice partit en pleurant et, comme ces larmes trouvaient un écho dans le cœur de son soupirant, celui-ci enfourcha derechef son cheval… et s’en alla bonnement demander l’hospitalité de Belvoir. Furieuse d’une telle audace mais esclave de la proverbiale hospitalité comtoise, Madame de Berghes fut bien obligée d’ouvrir sa porte et d’accueillir le loup dans la bergerie.
Ce furent des jours délicieux. Béatrice était possédée d’une véritable passion pour la chasse, égale à celle qui tenait Charles lui-même. Aussi les vit-on galoper botte à botte à travers bois et tailler montagnes et vallons dans un joyeux tumulte et au milieu d’une brillante cavalcade. Bien sûr, Charles avait renouvelé ses promesses : il voulait faire de Béatrice sa duchesse dès que Rome aurait répondu favorablement à sa demande d’annulation.
Mais décidément, il n’avait pas en la comtesse de Berghes un auditoire facile à convaincre. Toutes ces galopades n’enchantaient guère la mère de Béatrice. C’était une femme qui avait des principes, de la moralité et pour laquelle un homme marié, fût-il prince, fût-il charmant, demeurait un homme marié, donc une chasse interdite. Elle décida bientôt que Belvoir n’était plus vivable et le fit savoir à son hôte.
— Je dois me rendre à Bruxelles où m’appellent d’importantes affaires de famille. Souffrez donc, Monseigneur, que nous nous séparions. Après tout, nous attendrons aussi bien votre annulation à Bruxelles qu’ailleurs. Il vous suffira de nous faire prévenir quand elle vous parviendra !
— Avant peu, je vous aurai rejointes ! Rien ne me fera jamais renoncer à Béatrice ! jura Charles.
Il n’en fallut pas moins se séparer. Et tandis que Béatrice et sa mère remontaient vers le nord, Charles se décida tout de même à regagner sa Lorraine pour voir où en étaient les choses et si, d’aventure, le pape songeait à faire droit à sa demande.
Il n’en était rien et Charles, pour se consoler, partit guerroyer en Allemagne et en Alsace afin de se détendre les nerfs. Évidemment, chemin faisant, il ne pouvait s’empêcher de courtiser quelques belles ici ou là. Avec succès, apparemment, car bientôt, le récit de ses aventures galantes avec les belles chanoinesses de Remiremont s’en alla, avec quelque éclat, de salon en corps de garde, jusqu’à Bruxelles. À Bruxelles où, justement, Béatrice s’apprêtait, malgré les objurgations de sa mère, à éconduire un prétendant sérieux : le prince de Cantecroix.