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— Que va-t-il faire ? s’écria la femme de l’ambassadeur français, épouvantée. Pour Dieu, courez, mon cher duc, courez après lui et l’empêchez.

Mais si vite que courût Saint-Simon, Abdallah, sur ses longues jambes de cavalier, allait encore plus vite. Il atteignit Madame de Conti comme elle se dirigeait vers Madame de Maintenon, assise auprès de Madame, la femme de Monsieur et la fameuse princesse Palatine. Il s’inclina profondément devant la jeune femme médusée.

— Je suis venu te dire, ô princesse plus belle que la nuit d’Orient, plus douce qu’une aurore après une nuit de tempête, que jamais femme plus belle que toi n’a frappé ma vue. Heureuse ta mère, et trois fois béni ton père.

— Mais, murmura Marie-Anne de Conti, stupéfaite et passablement gênée, je ne sais…

Par bonheur, Saint-Simon accourait et plongeait en une impeccable révérence devant la jeune femme.

— Veuillez excuser notre hôte, Madame. Il n’a guère nos usages et ne sait comment on s’adresse à une princesse du sang. Que Votre Altesse n’y voie qu’une grande admiration.

Mais déjà, la princesse s’était ressaisie et souriait. Son regard, bleu comme un ciel d’été, allait fouiller jusqu’au fond des noires prunelles du pirate. Lui la dévorait des yeux.

— Je suis très flattée, mon cher duc, dit-elle en riant, mais dites à votre ami que son regard est des plus gênants et qu’on ne regarde pas une femme de cette manière dans notre pays.

Saint-Simon tenta de faire comprendre à Abdallah ce que voulait dire Madame de Conti mais ce fut en vain : le barbaresque dardait sur la jeune femme un regard plein de flammes, beaucoup trop explicite. La princesse prit le parti de rire, mais son rire, légèrement tremblant, dénotait peut-être un peu de trouble.

— Eh bien, Monsieur, fit-elle en déployant son éventail avec coquetterie, je pense que vous m’avez assez vue maintenant. Souffrez que je me retire, Madame me demande.

C’était presque vrai. La grosse princesse se tortillait désespérément sur son siège pour essayer de voir ce qui se passait au milieu de la salle. Mais comme Madame de Conti, gracieuse et ironique, allait s’éloigner de lui, Abdallah la retint d’un geste léger.

— Non, je ne t’ai pas assez vue. Je veux te revoir.

Interdite par le ton à la fois sombre et ardent qu’il avait employé, la princesse marqua un léger arrêt, une très courte hésitation. Mais tous les yeux de la Cour étaient rivés sur elle et sur l’ambassadeur, avides, méchamment curieux, alors le rire de Marie-Anne de Conti retentit à nouveau et elle s’éloigna, rapide, légère, un peu trop vite peut-être, suivie par le regard insistant de l’Arabe.

Dès lors, l’humeur d’Abdallah devint fort sombre. Le pauvre Estelle n’avait plus besoin de le prier de demeurer chez lui : il ne sortait plus guère de l’hôtel de la rue de Tournon. Il passait toutes ses journées étendu sur un amas de coussins bariolés, fumant distraitement son narghilé, les yeux au plafond et l’esprit visiblement ailleurs. Si on le dérangeait, il écartait l’importun d’un geste las de la main et si l’on insistait, la main se dirigeait aussitôt vers une arme.

Il sortit, malgré tout, toujours escorté par ses amis Saint-Olon : il vit Notre-Dame, le Châtelet, l’Observatoire, le Parlement, la Bibliothèque royale et se rendit à de nombreuses invitations, mais partout il promenait une incurable mélancolie, un visage austère d’où le sourire était absent et qui faisait gémir d’angoisse le ministre Pontchartrain.

Un jour, pourtant, il revit celle qui hantait ses jours et ses nuits. C’était à la promenade des Tuileries, un après-midi frileux de mars. Il la vit tout à coup au bout d’une allée et voulut courir à elle, lui parler enfin. Mais la marquise de Sévigné, qui tenait compagnie à la princesse, lui signala Abdallah et celle-ci, avec un petit cri effarouché, s’échappa dans une allée latérale.

Son désespoir fut si grand que Madame de Saint-Olon, apitoyée devant ce qu’elle devinait être un amour profond bien que barbare, se décida à faire parvenir à la princesse une lettre d’amour. Pour plus de sûreté, elle la porta elle-même.

C’était une épître un peu laborieuse : Abdallah ne maniait point parfaitement la langue française mais l’excellente femme lui avait porté quelque secours.

— Il est vraiment très malheureux, Madame, dit-elle, tandis que la princesse lisait. Nous ne savons plus qu’en faire, et vous savez que le sort de centaines de captifs dépend de la bonne volonté de cet homme.

— Que puis-je faire, Madame ? Vous ne supposez pas que je puisse l’accueillir, répondre à sa flamme ?

— À Dieu ne plaise, Votre Altesse, mais un mot peut-être, un léger encouragement… afin qu’il prenne patience jusqu’à son départ que l’on dit proche. Je vous en supplie, Madame. Je puis jurer à Votre Altesse que nul ne saura.

La princesse, visiblement, hésitait. Malgré elle, le souvenir des yeux brûlants de l’étranger l’avait poursuivie tous ces jours passés et elle ne pouvait se défendre d’un léger frisson quand elle évoquait la haute et somptueuse silhouette du Maure. Il est parfois bien difficile d’être une princesse chrétienne lorsque l’on a trente ans, que l’on est belle à miracle et, de surcroît, veuve depuis treize ans, d’un mari déplaisant, mais veuve tout de même.

Se décidant soudain, elle alla vers un petit cabinet italien d’ébène et d’ivoire, l’ouvrit, y prit quelque chose qu’elle remit à l’ambassadrice.

— Tenez, donnez-lui ceci et dites-lui que je suis sensible à son attention, mais surtout qu’il ne cherche plus à me revoir. Il pourrait me causer le plus grave préjudice à la Cour. Les yeux de la vieille Maintenon sont rivés à moi plus qu’à aucune autre dame.

Madame de Saint-Olon considéra pensivement le petit portrait qui venait de lui être remis puis sourit.

— Votre Altesse pense-t-elle éteindre le feu par le feu ? Ce portrait qu’il aura continuellement sous les yeux n’est guère fait pour calmer notre amoureux.

Pourtant, Abdallah fut bien obligé de renoncer aux folies qu’il méditait pour approcher la princesse. Les négociations n’aboutissant en rien, il fut obligé de prendre le chemin du retour. Le 26 avril, le Roi le recevait en audience d’adieu et le 6 mai il quittait Paris, mécontent et le cœur lourd.

Mâchonnant nerveusement la queue d’une belle rose rouge, le sultan Moulay Ismaïl, étendu sur un amoncellement de coussins et de tapis, écoutait d’un air sombre le rapport que lui faisait Abdallah Ben Aïcha. Âgé d’environ quarante-cinq ans, le souverain avait une peau très foncée qui, dans la colère, ce qui était fréquent, devenait carrément noire. Son type négroïde prononcé, ses lèvres épaisses et son nez légèrement aplati, il les devait à sa mère, une esclave soudanaise, mais de son père, l’usurpateur Moulay Rachid, il tenait la volonté de fer, l’orgueil intraitable, la cruauté sans limite et le sens de la grandeur en même temps que le caractère le plus emporté qui soit.

D’un geste brutal, il coupa soudainement la parole à son envoyé, se leva d’un geste souple et alla jusqu’à l’entrée de la petite pièce aux murs de faïence miroitante, au plafond de cèdre sculpté, ouverte par une large baie sur un jardin plein de roses et tout murmurant d’eau.

— Que m’importent l’or ou les présents que m’offre le Roi chrétien, explosa-t-il enfin, il ne m’offre rien que je ne possède déjà ! Je veux qu’il m’envoie des artisans, des artistes qui puissent construire ici pour moi l’équivalent de ce palais de Versailles que l’on dit si magnifique.

— Il l’est, n’en doute pas un instant. Jamais construction plus admirable n’a frappé ma vue.

— Je veux les hommes qui ont fait cette merveille. À ce prix seulement je laisserai partir les esclaves français. Nous en serons quittes pour capturer plus d’Espagnols, de Portugais ou autres. As-tu dit cela au roi de France ?