— Cela, et bien d’autres choses. Mais le Roi ne veut pas envoyer ses artistes.
La colère du sultan éclata comme la foudre. Bondissant sur Abdallah, il le jeta à terre :
— Tu n’as pas su mener à bien la mission que je t’avais confiée. Tu n’es qu’un âne et tu as tout à craindre de ma colère. Tu mérites de périr dans les supplices pour ton incapacité.
Terrifié, Abdallah, demeurait prostré, face contre terre, attendant le coup fatal. Moulay Ismaïl était passé maître dans un exercice difficile qui consistait à faire voler la tête d’un homme d’un seul coup de cimeterre et dans n’importe quelle position. Mais, aussi brusquement qu’ils avaient éclaté, les hurlements du sultan cessèrent.
— Qu’est-ce que cela ? fit-il.
Abdallah, relevant la tête avec précaution, vit que son maître tenait dans ses mains un petit objet rond : le portrait de la princesse, qui avait dû jaillir de ses vêtements quand il avait été jeté à terre. Les larges yeux jaunes d’Ismaïl s’agrandirent encore et ses narines épaisses palpitèrent.
— Qui est cette femme, Abdallah, dis-moi qui est cette merveilleuse créature ?
— Une noble dame de la Cour. La propre fille du roi de France. On l’appelle Madame la princesse de Conti. C’est la plus belle femme de France.
— Je m’en doute. Jamais je n’ai contemplé beauté semblable. Mais dis-moi, le peintre n’a-t-il pas flatté son modèle ?
Abdallah hocha la tête et soupira :
— Certes non, maître… Il mériterait plutôt mille coups de fouet pour être demeuré tellement en dessous de la vérité…
— Vraiment ?
Un long silence s’établit entre les deux hommes, silence qu’Abdallah, toujours à genoux, n’osait rompre. Le sultan, tenant toujours le portrait au creux de sa main, l’offrait à la lumière chaude du soleil sous tous les angles, cherchant celui qui animait le mieux le visage peint. La colère était tombée complètement de son masque barbare et son regard ne reflétait plus que l’admiration et un désir sauvage qui fit trembler Abdallah. Au dehors, le chant des jets d’eau et celui des oiseaux ne parvenaient pas à étouffer les grincements des treuils, les cris de douleur et le claquement des fouets sur les peaux nues des esclaves chrétiens occupés à construire inlassablement le gigantesque palais-ville que le sultan voulait plus vaste que ce Versailles dont il rêvait. La mort, entre les murailles blanches de Miquenez, se mêlait étroitement à la vie, et le sang coulait sous les fleurs, presque aussi abondant que l’eau dans les canaux d’irrigation. Abdallah soupira. Il connaissait trop son maître pour ne pas s’attendre à ce qui allait suivre… et ne tarda guère.
— Tu vas écrire au roi de France, fit Moulay Ismaïl tranquillement, et tu lui diras que je lui rendrai dix mille captifs s’il me donne pour femme cette princesse qui est sa fille.
— Mais, gémit l’ambassadeur, elle est chrétienne et…
— Elle abjurera, tout simplement. Elle sera ma femme, la sultane de ce royaume, et je mettrai tout mon peuple, toutes mes richesses à ses pieds. Comment pourrait-elle refuser ?
— Et si, cependant, elle refusait ?
Fonçant sur Abdallah, le sultan le saisit par le col de sa djellaba et le remit brutalement sur ses pieds.
— Il vaut mieux pour toi que ma demande soit acceptée, Abdallah Ben Aïcha. Tu as déjà échoué dans ta première mission, n’échoue pas dans celle-là, si tu tiens à la vie. Va, maintenant, et fais vite…
Il le jeta dehors plutôt qu’il ne le congédia puis s’éloigna à grandes foulées à travers le jardin. Meurtri, le cœur navré et assailli par les pires pressentiments, Abdallah regarda le tyran s’éloigner. Il ne craignait pas la mort qui, il en était bien persuadé, l’attendait prochainement. Mieux valait d’ailleurs mourir que voir la princesse blonde au bras du roi maure. Mais ce qui désespérait le raïs menacé c’était l’horrible impression de solitude qu’il éprouvait depuis quelques instants. Moulay Ismaïl avait gardé le portrait de Marie-Anne.
— Je ne parviens pas à comprendre, Madame, comment le roi du Maroc a pu avoir connaissance de votre existence. On dit bien que son ambassadeur montrait pour vous une grande admiration, mais de là à inciter son maître à demander votre main, il y a un monde. Je veux espérer qu’il n’y a pas eu légèreté de votre part ?
Assise bien droite sur un fauteuil dans le cabinet de Louis XIV, Madame de Conti tordait un mouchoir entre ses doigts fins. La colère de son père l’emplissait de crainte, presque autant que la demande de ce prince barbare que l’on venait de lui communiquer.
— Sire, balbutia-t-elle, comment pouvez-vous croire ?
— Je ne crois rien. Je sais seulement que la lettre reçue par Monsieur de Pontchartrain nous place dans un cruel embarras. Si nous répondons par un refus formel, le sort de milliers de prisonniers risque de s’aggraver et de plus, les pères franciscains chargés des rachats ne pourront plus en effectuer aucun. Cependant, je ne vois guère le moyen de répondre autrement. Je pense que vous n’avez guère envie d’épouser ce roi barbare et de devenir musulmane ?
— Sire, vous m’offensez. Pensez-vous que la place de votre fille se trouve dans un harem, au milieu de centaines de femmes ?
— Certes pas, Madame. Mais je continue à penser que vous êtes la cause d’un grave souci. On vous a vue sourire et plaisanter avec l’envoyé musulman. Si vous ne l’aviez fait, nous n’en serions pas là.
— Mais que puis-je faire, Sire ? Vous m’accusez comme une coupable. Est-ce si grave, un sourire, une parole ?
— En l’occurrence, fit le Roi, très sombre, je crains, Madame, que ce sourire ne coûte plus de sang que jamais ne coûta sourire de femme.
Franchissant du fond de son carrosse l’arche monumentale de Bab Mansour, la gigantesque porte ouvrant sur le domaine impérial de l’Aguedal, à Miquenez, Monsieur Pidou de Saint-Olon ne se sentait pas bien du tout. Il avait reçu l’ordre de se présenter aux premières lueurs du jour devant le sultan et se demandait avec angoisse si sa qualité d’ambassadeur allait le sauver de la fureur de Moulay Ismaïl. D’un œil mélancolique, il contemplait les têtes coupées fraîchement, fichées sur des piquets sur le sommet du rempart. La sienne n’allait-elle pas compléter la collection avant la fin du jour ?
Les cours immenses, longues de plusieurs kilomètres, s’allongeaient devant son équipage dont le pas lui semblait plus lourd à mesure que l’on approchait de la résidence royale.
La réponse de Versailles à l’étrange demande en mariage avait bien été telle que l’on pouvait s’y attendre. Le ministre Pontchartrain, écrivant au nom du Roi, avait fait savoir qu’il était impossible de donner suite, à moins que le « roi de Maroc ne consentît à se faire chrétien et à abjurer solennellement les erreurs de Mahomet ». La lettre avait été remise la veille au raïs Abdallah Ben Aïcha qui l’avait reçue avec une totale impassibilité.
Le carrosse s’arrêta devant la porte du palais principal, gardé par deux bokharis à cheval, impassibles statues noires sur leurs montures blanches. Mais, comme Saint-Olon allait pénétrer à l’intérieur, il fut bousculé par un cortège composé de quatre soldats en armes, lance au poing, et de deux bourreaux à demi nus. Ils escortaient un homme chargé de chaînes, dont la haute stature ployait sous le poids des entraves. Au passage, le prisonnier jeta au Français un regard étrange où celui-ci put lire avec étonnement un bizarre mélange de désespoir et de triomphe. C’était le raïs Abdallah Ben Aïcha, coupable d’avoir échoué dans sa seconde mission, qui s’en allait vers le supplice.