Déjà, Louise s’inclinait pour prendre congé mais vivement, le Roi se leva, fit le tour de sa table, releva la jeune fille et, posant les deux mains sur ses épaules, l’embrassa paternellement sur le front.
— J’ai confiance en vous, Louise, dit-il, délaissant pour la première fois le pluriel de majesté. Madame vous aimait beaucoup et comme vous-même, j’aimais beaucoup Madame. Il ne faut pas que la mort ait détruit son dernier ouvrage. C’est à vous qu’il appartient, à présent, de le consolider.
Quand Louise, derrière le flambeau de La Porte, reprit l’étrange chemin qui l’avait amenée, elle avait les larmes aux yeux mais elle était prête à se jeter au feu sur un simple signe de Louis XIV.
Au matin, après une nuit sans sommeil passée à mettre de l’ordre dans ses affaires et à préparer son départ, elle monta en voiture et prit la route de Normandie au bout de laquelle il y avait la mer… et le Roi qu’elle aimait. Jamais le ciel ne lui était apparu plus bleu, jamais la mer n’avait eu plus d’éclat qu’à l’instant où le navire qui l’emportait commença de glisser sur son immensité calme, jamais voyage ne fut plus agréable car il était conduit par l’amour et par l’espérance.
À Londres, en attendant sa présentation à la Reine, Louise reçut l’hospitalité du ministre des Affaires étrangères, lord Arlington, qui était catholique. C’est là qu’elle rencontra le Roi pour la première fois.
En la revoyant, Charles II commença par pleurer car la jeune fille lui rappelait sa chère « Minette » dont elle avait été l’ombre avant qu’elle-même n’en devînt une. Et ce fut cette ombre fraternelle et gracieuse qui, tempérant l’élan passionné du Roi, élan qui eût peut-être choqué la jeune Bretonne, mit tout de suite leurs relations sur un plan où le cœur avait plus de place que la chair.
Mais très vite, Louise eut conscience de l’empire grandissant qu’elle prenait sur Charles II. Pour causer avec elle, la regarder et soupirer à ses pieds, il vint matin et soir chez son ministre, où d’ailleurs la vie était loin d’être triste : ce n’étaient que soupers, bals, concerts, fêtes en tout genre.
Arlington, très bien en cour, était l’un des cinq fameux ministres que l’on appelait familièrement la « Cabale » parce que les initiales de leurs cinq noms formaient le mot « Cabal ». C’étaient, dans l’ordre : Clifford, Arlington, Buckingham, Ashley et Lauderdale. Ils remplaçaient le vieux chancelier Edouard Hyde, lord Clarendon, disgracié pour avoir déplu à lady Castlemaine, dont d’ailleurs la puissance semblait intacte. Le Roi les avait remerciés ainsi pour avoir donné à l’Angleterre, par le traité de Bréda, toute la côte américaine depuis la Virginie jusqu’à la Nouvelle-Angleterre, avec pour centre la Nouvelle-Amsterdam, que l’on avait pour la circonstance rebaptisée « New York » en l’honneur du frère du Roi.
Mais, en dépit des apparences et de leurs têtes folles, ces messieurs de la Cabale gouvernaient assez proprement, et sachant tirer un parti intéressant de toutes les opportunités.
Ainsi, Arlington, ce joueur impénitent, avait-il décidé de miser sur Louise de Keroualle et de se charger de son avenir car il devinait en elle une puissance prochaine. Aussi, en accord avec le Roi, avait-il décidé que ce serait lui qui la présenterait à la reine Catherine.
La dragée haute
Le palais de Whitehall, résidence habituelle du Roi, était moins un palais qu’un énorme assemblage de constructions variées situées en bordure de la Tamise. Ancienne demeure des archevêques d’York devenue en 1530 le logis londonien des rois d’Angleterre, c’était un bâtiment imposant mais sévère et assez éloigné de la grâce des châteaux français. Le roi Charles Ier, père de Charles II, avait été décapité par ordre de Cromwell sur un échafaud dressé en dehors de l’une de ses fenêtres, et il en avait gardé quelque chose de sinistre que le luxe et les fêtes effaçaient mal.
Londres, d’ailleurs, offrait le même aspect contrasté. Quatre ans plus tôt, un terrible incendie avait ravagé la ville, faisant disparaître des quartiers entiers où ne s’élevaient plus que quelques masures et des bâtiments de bois hâtivement reconstruits. La population avait cruellement souffert, d’autant plus qu’immédiatement avant l’incendie, elle avait connu les horreurs de la peste. Le feu l’avait délivrée du fléau, mais non sans se faire payer un lourd tribut. En contrepartie, la ville aspirait désormais à la vie, à la joie. Il en allait de même de la Cour, et si celle de Louis XIV ne péchait pas par excès de pruderie, celle de Charles II se livrait, elle, joyeusement à la débauche sous une brillante façade d’élégance et de charme. Seuls quelques rares cercles, comme celui de la Reine, échappaient à la frénésie de plaisirs.
Ce fut dans ce palais, au cœur de cette cité, que lord Arlington, un beau soir, s’en vint présenter à la reine Catherine Mademoiselle de Keroualle qui devait prendre place parmi ses dames d’honneur. L’accueil ne fut pas des plus chaleureux.
En voyant s’incliner devant elle cette ravissante créature, Catherine de Bragance ébaucha un vague sourire fortement teinté de mélancolie. Elle connaissait trop son sémillant époux pour garder la moindre illusion sur la raison profonde qui amenait à sa cour cette jolie Française, ancienne fille d’honneur de sa belle-sœur. C’était exactement la même qui avait présidé à l’intronisation des autres maîtresses du Roi, l’insolente Barbara Palmer et l’exquise Frances Stewart.
Pourtant, devant la révérence profonde, empreinte de tant d’humilité de la nouvelle venue, devant le sourire si timide et si doux dont elle l’accompagna, la pauvre Reine, si peu séduisante sous ses brocarts dorés, ne put se défendre d’une certaine sympathie. Contrairement aux autres, cette fille ne semblait ni arrogante, ni présomptueuse. Et puis, au moins, elle était catholique, qualité bien propre à la faire admettre aisément dans le cercle d’une reine si profondément attachée à sa religion.
La surprise de Catherine grandit encore quand elle apprit par les innombrables potineuses de la Cour que plusieurs mois après l’arrivée de Mademoiselle de Keroualle, le Roi en était encore à la plus respectueuse des cours et n’avait rien obtenu. Elle en vint à s’imaginer qu’une ère de pureté allait souffler sur l’entourage royal avec cette jeune fille qui s’entendait si bien à tenir la dragée haute au souverain maître.
La chose cependant était toute simple. Louise ne cédait pas parce qu’elle ne voulait pas être confondue avec le quarteron de maîtresses royales toujours pendues aux basques du Roi. Car elles étaient toujours là, l’olympienne duchesse de Cleveland, la divine Stewart et l’insupportable Nell Gwynn, cette créature vulgaire qui semblait prendre à tâche de rendre à la Française la vie impossible.
En arrivant à Londres, Louise, avec sa naïveté d’amoureuse, s’était imaginé que son entrée en scène allait marquer la déconfiture du harem royal mais elle dut très vite en rabattre. Aucune de ces dames ne fut invitée à se retirer. Mieux encore Barbara Castlemaine, Nell Gwynn, Moll Davis (une autre comédienne qui était entrée dans les bonnes grâces de Charles peu avant Nell et à laquelle il revenait de temps en temps) et la belle Stewart, miraculeusement réconciliées devant le danger, s’unirent pour lutter contre l’intruse, à la grande joie des courtisans.
Louise, alors, se raidit. Un peu parce qu’elle n’ignorait pas combien la résistance de Frances Stewart avait, en son temps, attisé la passion du Roi ; un peu parce qu’on lui avait parlé du sort misérable de la belle Lucy Walters, mère du jeune duc de Monmouth, dont on disait que Charles l’avait épousée morganatiquement selon le rite protestant au temps de l’exil et qui, abandonnée par lui, était revenue mourir misérablement à Paris ; beaucoup enfin par fierté, une fierté qui lui interdisait de se donner à un homme, fût-il roi, incapable de lui sacrifier le moindre de ses plaisirs.