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En présence du prince persan, Adélaïde de Lespinay éprouvait une sensation étrange, qu’elle ne connaissait pas. Elle s’émerveillait de découvrir un homme aussi beau et cependant il lui semblait qu’elle l’avait toujours connu, toujours attendu. Ses grands yeux largement ouverts, elle contemplait l’ambassadeur avec un ravissement visible. Riza Bey, à vrai dire, était séduisant. Grand, mince, la peau basanée, il avait une belle bouche charnue encadrée d’une courte barbe noire luisante comme du satin, de larges yeux sombres à la fois veloutés et brillants. À tout cela se joignaient le charme de l’exotisme et une allure souveraine, inimitable.

Le regard bleu et le regard noir s’accrochèrent, se nouèrent… Adélaïde vit que Riza Bey, d’un geste sec, appelait Godereau près de lui, lui murmurait quelques mots à l’oreille. Puis elle vit le prêtre lever les bras au ciel, prononcer rapidement, précipitamment, quelques mots, agité comme s’il refusait quelque chose. Mais le visage du Persan se fit menaçant et Godereau, finalement, s’approcha de Madame de Lespinay.

— Monseigneur désire, Madame, que je vous fasse savoir combien il vous trouve belle.

Les joues de la jeune femme s’empourprèrent à ce compliment sans nuance.

— Son Excellence a beaucoup de bonté et d’indulgence.

— Nullement, Madame, nullement. Le prince désire en outre vous revoir… souvent ici !

— Dans ce cas, dites au prince que je reviendrai… avec plaisir !

Madame de La Roche, assise près de sa fille, avait continué à grignoter des confiseries sans paraître s’apercevoir de ce qui venait de se passer.

Plusieurs jours de suite, Madame de Lespinay revint à Charenton, toujours accompagnée de sa mère qui avait paru trouver tout naturel que sa fille, très « amusée » par son après-midi, voulût le renouveler. Et le dialogue muet, par le seul truchement des yeux, continua entre l’ambassadeur et cette très jeune femme, encore presque une couventine, qui cependant s’abandonnait avec tant d’enthousiasme à un sentiment envahissant.

Vint le jour où la Lune permit à Riza Bey de se rendre à Versailles. C’était le 19 février. Il faisait un froid affreux mais l’ambassadeur n’en refusa pas moins obstinément de prendre un carrosse. Cette fois Adélaïde, éblouie, put voir Riza Bey dans toute sa gloire. Superbement vêtu de drap d’argent, portant de magnifiques joyaux, il s’avança vers Louis XIV qui l’attendait sur le trône, paré de quelques-uns des célèbres diamants de la Couronne et entouré de toute sa Cour. Debout au milieu des dames, Madame de Lespinay dévorait des yeux son beau prince avec un sentiment de désespoir. Cette entrevue n’allait-elle pas mettre un point final à son roman muet ? Une fois reçu par le Roi-Soleil, Riza Bey n’aurait plus rien à faire en France et reprendrait le chemin de son lointain pays. À cette seule idée, la jeune femme se sentait défaillir. Comment imaginer désormais une existence où ne serait plus ce merveilleux météore ?

Elle osa, à l’issue de la réception, tandis que l’ambassadeur faisait servir du café à toute la Cour et, faveur insigne, lui en offrait une tasse de sa propre main, lui demander s’il allait quitter la France. Cette fois, le cher Godereau était absent, mais depuis qu’il avait regardé Adélaïde pour la première fois, Riza Bey s’était mis secrètement à l’étude du français. Il comprit donc la question et s’inclina sans répondre… sans se douter non plus que, ce faisant, il plongeait la jeune femme dans le désespoir car, en persan, oui veut dire non et vice versa. Il pensait donc lui faire comprendre qu’il entendait demeurer encore, alors que Madame de Lespinay crut qu’il allait partir.

Cette nuit-là, Adélaïde trempa son oreiller de ses larmes.

Pourtant, elle se consola bien vite. L’abbé Godereau, fort embarrassé du rôle qu’on lui faisait jouer, vint lui dire que Riza Bey souhaitait qu’elle vînt goûter.

— Est-ce que Son Excellence part bientôt ?

— Mais… je ne pense pas ! Son Excellence m’a au contraire fait connaître sa décision de me garder encore quelque temps à son service.

Brusquement, une joie violente, presque sauvage, envahit Adélaïde. Il restait ! Il refusait de s’éloigner déjà… Était-elle pour quelque chose dans cette décision ?

Elle n’en douta plus quand, la voyant arriver, pour une fois sans sa mère qui, ce jour-là, avait un peu de migraine, Riza Bey descendit de son divan et vint à elle pour s’incliner deux ou trois fois, en grande cérémonie.

— Son Excellence dit que votre présence est pour elle le plus grand des bonheurs, traduisit Godereau du bout des lèvres. C’est pour en jouir plus longtemps qu’elle a retardé son départ.

Il eût continué à traduire si Riza Bey, d’un sec claquement de doigts, ne lui eût imposé silence et ne l’eût renvoyé. La jeune femme et le prince demeurèrent face à face. Alors, de son doigt, Riza Bey retira une bague admirable ornée de turquoises et de perles et l’offrit à la jeune femme.

— Pour vous…, dit-il dans un français hésitant et peu compréhensible, avec mon cœur.

L’entrée tumultueuse de quelques-unes des jolies visiteuses habituelles coupa court à l’entretien mais tant que dura, ce jour-là, sa visite, Adélaïde garda la bague dans sa main fermée, serrant ses doigts dessus comme sur une promesse formelle. Riza Bey ne la quittait pas des yeux.

Le séjour prolongé de Riza Bey et plus encore les continuelles visites féminines qu’il recevait irritaient et inquiétaient à la fois la sévère marquise de Maintenon. Ce Persan fleurait trop le paganisme pour elle. Aussi convoqua-t-elle à la fois le baron de Breteuil et le ministre Pontchartrain pour leur faire comprendre que la comédie avait assez duré.

— On jase, dans les ruelles, de la passion que ce païen aurait éveillée chez la jeune Madame de Lespinay. Il n’est pas convenable que la réputation de l’épouse d’un officier du Roi soit ainsi compromise. Il y a aussi cette partie de campagne que l’ambassadeur a offerte à ses belles amies aux Champs-Élysées et qui a failli dégénérer en émeute. Le Roi ne veut pas d’un tel désordre ! Faites savoir à Riza Bey que nous sommes honorés de sa présence, mais que sa visite a assez duré !

La commission était difficile à faire, et les deux seigneurs se demandaient comment elle serait accueillie. Mais, à leur grande surprise, Riza Bey se contenta de leur dire qu’il avait hâte, lui aussi, de regagner son pays et qu’il attendait seulement… une Lune favorable pour aller s’embarquer au Havre !

La veille, il avait trouvé le moyen de s’isoler un instant avec Adélaïde et, dans son français parcellaire, lui avait dit :

— Je, bientôt partir ! Vous… venez avec moi !

Les yeux bleus s’étaient agrandis sous l’effet de la surprise, puis emplis de larmes. Elle avait secoué la tête.

— Je ne peux pas… Je ne peux pas !

Mais lui, avec une autorité soudaine, serrant entre ses doigts durs le mince poignet :

— Si ! Il faut… Je veux !

Le jour où Riza Bey quitta Charenton, il y avait sur la berge un grand concours de peuple car le prince oriental avait décidé de quitter Paris par la voie des eaux et, dans une grande barge pavoisée, de se laisser glisser jusqu’à l’estuaire où une galère anglaise devait l’embarquer. On souhaita bonne route au voyageur avec, à la Cour, un certain soulagement.