— Voilà la petite Lespinay à l’abri de la tentation, commenta Madame de Maintenon.
Elle ignorait que, le lendemain même, Adélaïde devait quitter Paris déguisée en marchande de pain dans une carriole sans apparence mais tirée par un vigoureux cheval. Quelques relais la menèrent jusqu’au Havre, sous la conduite d’un serviteur de Riza Bey, déguisé comme elle. Aux abords de la ville, dans une maison discrète, Adélaïde fut installée dans une grande caisse capitonnée et pourvue d’une ingénieuse aération que l’on monta avec les autres bagages du prince dans la galère. Les autorités de la ville regardèrent tranquillement embarquer les coffres et les malles sans rien soupçonner. L’or de Riza Bey avait acheté plus d’une complicité et, avant tout, celle d’un interprète à la conscience moins sourcilleuse que le bon Godereau.
Quand la galère eut pris la mer et que les voiles gonflées eurent relayé les rames des galériens, le coffre s’ouvrit et Adélaïde se jeta dans les bras de son beau prince. Elle partait, heureuse, délivrée, sans un regret, sans un remords, abandonnant patrie, rang, fortune, mari, famille pour l’amour de ce presque inconnu. Un merveilleux voyage de noces commençait.
Il représenta la presque totalité du bonheur de la jeune femme. Quinze jours après son retour dans son palais d’Ispahan, Riza Bey mourut brusquement… trop brusquement pour que cette mort ne fût pas suspecte. Peut-être son souverain lui en voulait-il d’avoir enlevé cette Européenne, peut-être était-ce la vengeance d’une femme de harem jalouse ? Qui pouvait savoir ?
Adélaïde de Lespinay pleura si fort qu’elle pensa mourir de douleur mais quand on lui fit demander si elle souhaitait regagner son pays, elle répondit fièrement :
— Mon seigneur m’avait épousée ! Je suis sa veuve. Je lui demeurerai fidèle par-delà le tombeau.
Et plus jamais la France n’entendit parler de la petite comtesse aux yeux bleus qui, pour l’amour d’un prince, avait tout oublié.
La tendre aventure du président Lescot
Cette excellente Madame Ledoux
Au début de l’été 1675, l’aimable François Lescot, président au Parlement de Grenoble, boucla sa maison, fit ses bagages et, suivi d’un valet, prit non sans plaisir le chemin de Paris afin de s’y occuper personnellement d’un procès traînant un peu trop en longueur et qu’il entendait mener à bonne fin. L’idée d’un séjour un peu prolongé dans la capitale ne lui déplaisait pas car, bien loin d’être l’un de ces robins austères, il aimait la vie, les plaisirs, les jolies filles et tout ce que peuvent procurer une belle fortune et un physique agréable.
Aux approches de la cinquantaine, en effet, le président Lescot était un fort bel homme, élégant, l’air noble, le teint coloré et très fier de son épaisse chevelure brune que ne striait encore aucun fil blanc. Les femmes d’ailleurs se retournaient d’autant plus volontiers sur son passage qu’il était célibataire et constituait un parti des plus enviables.
Son séjour à Paris devant se prolonger et peu désireux de le passer tout entier dans la promiscuité d’une auberge, François Lescot prit logis dans une belle maison de la rue de la Bûcherie tenue par une veuve fringante, l’aimable Madame Ledoux, qui lui loua une belle chambre précédée d’un salon fort convenable et meublé au goût du jour. Le service était assuré à la perfection par des servantes que l’hôtesse surveillait de près.
D’ailleurs, cette excellente Madame Ledoux veillait attentivement au confort de ses pensionnaires et petit à petit, une sorte d’amitié s’établit entre elle et son séduisant locataire. Qu’il s’agisse de la ville, de la Cour, de la campagne ou du théâtre, Marguerite Ledoux connaissait son Paris et son Versailles sur le bout des doigts, surtout le théâtre, dont il faut avouer que le président Lescot raffolait. Sa joie de venir à Paris tenait beaucoup au fait qu’il allait pouvoir donner tout à son aise libre cours à sa passion.
Interrogée par lui sur les meilleurs spectacles, Madame Ledoux fut formelle.
— La meilleure troupe, c’est celle de l’hôtel de Guénégaud. Vous pourrez y applaudir Mademoiselle Molière, la veuve de notre grand Molière, et vous constaterez sans peine qu’il est difficile de trouver artiste plus brillante… ou plus jolie qu’elle !
Ce préambule était plus que suffisant pour enflammer la curiosité du riche Dauphinois. Le soir même, il prenait place au parterre pour y applaudir Mademoiselle Molière, autrement dit Armande Béjart, veuve de l’illustre auteur-comédien.
Cette année-là, celle qui avait été le grand amour et le pire tourment de Molière atteignait ses trente et un ans. Ce n’était peut-être pas une très grande actrice, mais du moins était-elle une femme accomplie et ô combien ravissante : de longues boucles blondes encadrant un visage parfait au charme mutin, d’immenses yeux bleus candides à souhait, un teint nacré, le tout rehaussé par les toilettes somptueuses et les joyaux que valait à la belle Armande la générosité de ses admirateurs.
Au moral, le tableau était moins charmant. Égoïste, calculatrice, assez vaine et d’une intelligence ne dépassant pas une honnête moyenne, Mademoiselle Molière possédait cependant assez de vernis spirituel pour paraître brillante dans une ville où le clinquant avait souvent plus de crédit que la valeur réelle.
Telle qu’elle était, l’actrice plongea notre président dans le ravissement. Il l’applaudit à tout rompre, regarda de travers les jeunes seigneurs enrubannés qui, sitôt la fin de la pièce, se ruaient en habitués vers la loge de l’idole et rentra chez lui d’assez mauvaise humeur. À Grenoble, il n’eût eu qu’à se montrer pour être accueilli avec révérence, mais ici il n’était qu’un inconnu et, pire encore, un provincial. Quelle chance pouvait-il avoir de se faire présenter à la comédienne ?
De retour rue de la Bûcherie, il trouva son hôtesse l’attendant auprès d’une table confortablement servie « afin de compléter par le plaisir de la bouche le plaisir des yeux et des oreilles ». Ce dont il la remercia chaudement car il se trouvait ainsi quelque peu consolé.
Tout naturellement, encouragé par la chaleur d’un excellent bourgogne, il fit part à Madame Ledoux de son plus cher désir : approcher Mademoiselle Molière, lui être présenté… L’aimable dame se mit à rire.
— Voilà un souhait bien facilement réalisable, Monsieur le président. Savez-vous que je connais bien notre belle artiste ?
— Vous ?
— Mais oui… Il y a quelques années, j’ai eu moi aussi ma folie de théâtre. Je rêvais d’être comédienne et j’ai même réussi à entrer dans la troupe de Molière… oh, pour des tout petits rôles. Et puis j’ai rencontré Monsieur Ledoux, nous nous sommes aimés, mariés, j’ai quitté les tréteaux mais je suis restée en très bons termes avec Armande. Il lui arrive de venir me voir pour parler du bon vieux temps… oh ! très discrètement, à cause des commérages, puisque je reçois des hôtes payants. Mais voulez-vous que je l’invite ? Je suis certaine que vous lui plairez. Pour peu que vous sachiez lui offrir ces mille riens qui tiennent si fort au cœur des femmes, vous pourriez même être très bons amis… Armande est terriblement coquette, je vous en avertis.
— Je suis riche, affirma imprudemment Lescot, et peux facilement combler une jolie femme. Dites à votre amie que si elle veut bien me regarder avec quelque faveur, elle ne le regrettera pas… Vous non plus, ma chère.