C’est alors qu’intervint le second grain de sable. Lescot, nous l’avons dit, ne sortait guère que pour se rendre au Palais. Or, celui-ci, comme tous les lieux publics, avait ses potineurs et ses cancans. Dans la Grande Salle, le président entendit un beau jour deux avocats qui bavardaient, et comme le nom de Mademoiselle Molière voltigeait entre eux, il ne put se défendre de s’approcher afin d’écouter. Ce qu’il entendit le plongea à la fois dans la désolation et dans une immense colère.
Ces messieurs débattaient en effet des amours, ô combien orageuses ! de la belle Armande avec l’un de ses camarades de théâtre, un certain Guérin d’Estriché, qu’elle avait enlevé d’ailleurs à la Guyot, une de ses collègues, tandis que, pour suivre cette nouvelle inclination de son cœur, elle rompait les liens fort tendres qui l’avaient attachée jusque-là au sieur Du Boulay.
— Cette rupture est d’autant plus stupide, renchérissaient ces messieurs, que Du Boulay est fort riche et qu’il est amoureux au point de lui avoir offert le mariage. Mademoiselle Molière aurait pu être Madame Du Boulay dès demain. Pourtant le brave homme eût commis là une rude sottise car la belle est atteinte d’une incurable tendance à l’infidélité.
— Bah ! Ces comédiennes ne songent qu’à leur plaisir. Il n’y a que lorsqu’elles se retrouvent vieilles et laides qu’elles ont du bon sens. Mais il est trop tard.
On devine dans quelle disposition d’esprit le pauvre président recueillit ces papotages mondains. Qu’est-ce que c’était que ce Du Boulay ? Et quel rôle jouait-il, lui, naïf provincial, dans ces sombres intrigues parisiennes ?
Il rentra rue de la Bûcherie sans trop savoir comment.
Mademoiselle Molière se fâche
L’excellente Madame Ledoux ne comprit pas pourquoi, ce soir-là, son aimable locataire, en rentrant chez lui, grimpa comme un fou jusqu’à son appartement et s’y enferma sans même s’arrêter un seul instant chez elle. Durant des heures, elle l’entendit marcher de long en large et parler tout seul sans parvenir à rien surprendre de ce qu’il disait, malgré une assez longue station derrière la porte. Tout ce qu’elle entendit fut : « Ce n’est pas possible ! Ça ne peut pas être possible ! » répété un nombre de fois impressionnant. Mais François Lescot semblait si fort en colère qu’elle n’osa pas gratter à sa porte pour s’enquérir de ce qui se passait.
Quant au malheureux président, à moitié fou de rage et d’inquiétude, il tourna comme un ours en cage jusqu’au moment où sa seule amie, toujours étroitement voilée, apparut et se jeta dans ses bras. Il la repoussa si énergiquement qu’elle alla choir dans un fauteuil qui faillit bien se renverser sous le choc.
— Eh bien, Monsieur ? s’écria-t-elle sur ce ton de reine outragée que s’entendait si bien à prendre son modèle, voilà une étrange façon de m’accueillir. Que vous arrive-t-il ?
— Il m’arrive, il m’arrive… que je viens d’en apprendre de belles sur votre compte, Madame.
Et de dévider alors tout un chapelet de griefs, de reproches et d’injures sous lesquels la jeune femme se sentit pâlir. Qu’avait-il bien pu apprendre ? Si on s’en tenait au thème général de sa répartie fumeuse, il lui reprochait quelques-unes des frasques les plus marquantes de la belle Armande… La seule solution dans ce cas était de se payer d’audace.
— Si vous voulez bien me permettre de dire quelques mots, je vous ferai remarquer que votre jalousie manque de logique. Il faudrait en effet que je fusse douée de pouvoirs surnaturels pour dévouer ma vie à mon art comme je le fais, vous consacrer tout le temps que je vous consacre et, par-dessus le marché, entretenir toutes les aventures galantes que vous me faites la grâce de me prêter !
— Alors, jurez-moi qu’il n’y a rien entre vous et ce Guérin d’Estriché, jurez sur tout ce que vous avez de plus sacré.
— Naturellement, je le jure ! s’écria la jeune femme, forte pour une fois de son droit, et de sa conscience qui ne lui reprochait rien touchant ledit Guérin. Mais puisque vous semblez prendre à tâche de m’offenser, souffrez que je vous quitte pour ce soir. Le calme et la solitude vous feront peut-être voir la folie de vos accusations.
— Mais enfin, comprenez donc…
— Rien du tout ! Je ne veux rien entendre… sinon vos excuses quand vous serez bien convaincu de votre cruauté et de votre injustice envers une pauvre femme qui n’a pour vous que trop de penchant.
Et, sans permettre à son amoureux de s’expliquer davantage, Marie Simonnet, majestueuse de dignité blessée, quitta le théâtre des opérations et regagna sa chaise, soutenue par Madame Ledoux qui, ce faisant, lui chuchota :
— Les choses se gâtent. Il vaudrait mieux que tu disparaisses pour quelques jours. Je vais voir à le calmer.
Mais l’entreprise se révéla singulièrement difficile. Le président était déchaîné et quand, le lendemain, l’heure habituelle du rendez-vous passa sans ramener la fausse Armande, il se livra à de telles manifestations d’agitation que la Ledoux, fort inquiète cette fois, n’osa pas se montrer. De toute évidence, l’amoureux frustré passait sa fureur sur les meubles. Déjà, dans la journée, quand il avait croisé sa logeuse, il lui avait adressé un salut très sec et n’avait pas pipé mot. Cela sentait de plus en plus l’orage et la Ledoux en vint à se demander si elle ne devrait pas aller faire un tour en province sous prétexte de soigner une mère qu’elle avait perdue depuis des années. Elle avait très envie de voir le Dauphinois regagner son Dauphiné pour y cajoler son chagrin d’amour dans le cadre grandiose et suprêmement apaisant des montagnes.
La nuit se passa dans ces angoisses. Le lendemain dans l’après-midi, elle le vit sortir en coup de vent. Il paraissait tellement pressé qu’elle n’osa pas l’arrêter, se contentant de se demander où il pouvait bien courir si vite.
En fait, il allait tout simplement à l’hôtel de Guénégaud dans l’espoir d’y trouver des nouvelles de sa bien-aimée car il était maintenant beaucoup plus repentant et inquiet que furieux. Il se reprochait sa brutalité de l’avant-veille. Les nerfs délicats de l’artiste avaient dû souffrir et, très certainement, elle était enfermée chez elle, dolente, malade… Elle n’avait pas dû pouvoir jouer la veille, et sans doute en serait-elle incapable aujourd’hui. Il avait hâte de se jeter à ses pieds, de se faire pardonner.
Une première surprise l’attendait. Au théâtre, on lui dit que Mademoiselle Molière avait parfaitement joué la veille, qu’elle semblait en parfaite santé et que, pour l’heure présente, elle se préparait le plus tranquillement du monde à paraître en scène. Du coup, oubliant sa promesse de ne jamais se montrer au théâtre, notre président loua pour lui tout seul une grande loge située tout près de la scène. Il préférait ne pas se mêler à la troupe bruyante des jeunes seigneurs qui encombraient toujours les deux côtés du théâtre, souhaitant qu’Armande le distinguât bien.
Le programme de ce soir-là comportait la Circé de Thomas Corneille, et Circé, bien sûr, c’était Armande Béjart. Quand elle apparut sur scène dans une robe de drap d’argent outrageusement décolletée, empanachée d’autruche rose et toute scintillante de diamants, François Lescot, emporté par sa passion et oubliant ses griefs, hurla, par-dessus le tumulte des applaudissements :
— Vous n’avez jamais été si belle et si je n’étais déjà si amoureux, je le deviendrais sur l’heure !
Cette déclaration enflammée fit rire tout le parterre et arracha un sourire indulgent à l’artiste, habituée depuis longtemps aux hommages les plus retentissants. Mais les choses commencèrent à se gâter quand le président, décidément en pleine crise de folie amoureuse, se mit à envoyer des baisers à tour de bras, poussant des soupirs à faire tomber les décors et renchérissant continuellement sur la perfection du jeu de l’artiste et sur sa beauté.