Il clignait de l’œil en lui adressant de petits signes d’intelligence, parlait tout seul et, finalement, fit tant de tapage que le public, un instant amusé par l’agitation de ce grave personnage, commença à perdre patience. Un sergent du guet vint bien poliment prier le perturbateur de se tenir tranquille ou de quitter la salle.
Le président se le tint pour dit mais, sitôt le rideau tombé, il se précipita dans les coulisses, chercha la loge de sa bien-aimée et, sans même se donner la peine de frapper, il entra en maître chez celle qu’il croyait fermement être sa maîtresse.
Mademoiselle Molière, occupée à changer de costume et plus qu’à moitié dévêtue, poussa un cri d’horreur en voyant entrer cet inconnu.
— Sortez, Monsieur ! Quelle audace ! Que cherchez-vous ici ?
François ferma la porte mais resta sur place.
— Allons, mon cœur, calmez-vous et faisons la paix ! Je suis venu vous demander pardon… mais souffrez que je vous aide à vous habiller : vous savez bien que j’ai l’habitude.
Et, tout souriant, il s’approcha de la comédienne, qui avec un nouveau hurlement battit en retraite derrière un paravent.
— Ce n’est pas possible, vous êtes fou, Monsieur ! Je ne sais pas qui vous êtes, mais je vous ordonne de sortir ! En voilà des manières ! J’aimerais savoir qui vous permet…
— Comment, qui me permet ? Mais vous-même, ma toute belle, et plus de vingt fois, il me semble ! Et vous ne manquez pas d’audace d’oser me dire en face que vous ne savez pas qui je suis !
La patience n’étant pas la vertu majeure d’Armande Béjart, elle le prit de plus haut encore et, montrant d’un geste royal la porte à l’importun :
— Si je ne le sais pas je m’en doute : un vieux fou ! Ah çà, Monsieur, où vous croyez-vous donc ?
François s’assit, croisa les jambes et sourit.
— Mais… chez ma maîtresse ! Une maîtresse qui me coûte assez cher, il me semble, pour qu’elle consente au moins à me reconnaître.
Puis, se relevant brusquement et cessant de sourire :
— Assez de comédie, Armande ! Je sais que j’avais promis de ne jamais venir ici mais, de votre côté, vous aviez promis de venir me retrouver chaque soir.
— Vous osez dire que j’ai été chez vous, moi ? Que je suis votre maîtresse, moi ? glapit la comédienne, s’étranglant à moitié de fureur.
— Je fais mieux que le dire, je le jure ! Et j’ajoute que vous me décevez singulièrement. Je ne vous croyais pas l’âme si vile.
La gifle qui claqua sur sa joue coupa court à son réquisitoire. Mais c’était un homme qui récupérait très vite. Fort de son bon droit, il passa à l’offensive. Il y eut un assez bel échange de gifles et, finalement, la comédienne, hors d’elle, appela au secours avec tant d’énergie que sa loge s’emplit instantanément de seigneurs, de comédiens, d’employés du théâtre et, finalement, de deux ou trois policiers que le directeur était allé chercher.
Tremblante de fureur, Armande raconta ce qui venait de se passer, accusa le président de l’avoir insultée et frappée, tant et si bien que le président au Parlement de Grenoble, nonobstant l’énoncé de ses titres et qualités, fut emmené au violon comme un vulgaire tire-laine.
Il passa la nuit au Petit Châtelet. Une nuit bien amère et bien inconfortable qui lui suggéra une foule de réflexions encore plus amères. Au matin, on le relâcha contre une solide caution, mais non sans qu’il eût maintenu avec force son accusation contre Armande Béjart : elle était sa maîtresse, et avait reçu de lui une foule de présents, de cela il ne démordait pas.
De son côté, la comédienne, songeant qu’un bon procès contre cet olibrius, riche et magistrat de surcroît, ne pourrait que servir sa gloire, se porta partie civile. Une enquête fut ordonnée et, naturellement, le premier témoin cité par Lescot fut la Ledoux, que l’on appréhenda.
Force fut bien à l’entremetteuse d’avouer toute l’histoire et quelques jours plus tard, Marie Simonnet, dite La Tourelle, était arrêtée à son tour, conduite en prison. Là, elle se trouva confrontée à la fois au président et à Armande Béjart. On ne sait trop lequel fut le plus surpris, de la comédienne se trouvant soudain face à face avec sa propre image, ou du magistrat découvrant la supercherie dont il avait été victime mais, tandis que Mademoiselle Molière s’en allait en claquant les portes avec des airs de tête superbes, François Lescot demanda, et obtint, de rester seul avec celle qui l’avait si habilement trompé.
L’entretien dura un long moment et, chose étrange, rien n’en transpira. Tout ce que l’on sait, c’est que quand les archers vinrent la chercher pour la reconduire à sa geôle, la jeune Marie pleurait comme une fontaine et le président avait la larme à l’œil.
Le 17 septembre 1675, la sentence fut rendue. Elle condamnait le président Lescot à une amende de 200 livres payables à Mademoiselle Molière à titre de dommages et intérêts (sans doute pour les gifles reçues). Quant à la femme Ledoux et à Marie Simonnet, dite La Tourelle, elles étaient condamnées à « être fustigées nues et par deux fois, au-devant de la grande porte du Châtelet et du domicile de ladite demoiselle Molière. Ce, une fois fait, bannies pour trois ans de la ville, prévôté et vicomté de Paris ; enjoint à elles de garder leur ban à peine de la hart et, solidairement, à vingt livres d’amende envers le Roi, cent livres de réparations civiles, dommages et intérêts envers ladite Molière (qui réalisait ainsi la meilleure affaire de sa vie !) et aux dépens ».
En entendant son jugement, Marie Simonnet éclata en sanglots déchirants qui ne firent que croître tandis qu’on l’emmenait. Le jugement devait être exécuté le lendemain dans la matinée.
Mais, quand ils vinrent chercher les deux prisonnières pour les conduire devant la prison, les y dévêtir et leur faire subir la première séance de fouet, les archers de robe courte chargés de surveiller l’exécution ne trouvèrent plus que la femme Ledoux. La petite Marie Simonnet avait disparu comme par enchantement sans que personne pût dire ce qu’elle était devenue. On parla d’intervention diabolique, de sorcellerie, d’odeur de soufre perçue dans la nuit et de bruits étranges venus du cachot… mais on ne retrouva pas la condamnée.
Quelqu’un pourtant, qui n’était ni le diable ni ses suppôts, aurait pu renseigner les curieux car, tandis que le fouet du bourreau retombait sur les chairs quelque peu effondrées de la Ledoux, au grand dam d’un public de connaisseurs qui avait espéré un plus excitant spectacle, un carrosse soigneusement fermé, sans armoiries ni marque d’aucune sorte, roulait à grandes guides sur la route du Midi.
Il emportait le président François Lescot et Marie Simonnet qu’il avait, à prix d’or, arrachée à la prison et à l’infamie de l’exécution publique, tout simplement parce qu’il ne pouvait pas en supporter l’idée.
En effet, à voir l’une près de l’autre Armande et Marie, la comédienne hautaine, rapace et impitoyable et la pauvre fille désespérée, si touchante dans son chagrin, son repentir et ses aveux désespérés, François Lescot avait compris qu’en fait ce n’était pas Mademoiselle Molière qu’il aimait réellement mais bien son charmant sosie. Quant à Marie, éperdue de reconnaissance, elle ne demandait qu’à donner une éternité d’amour et de gratitude à celui qui lui donnait une telle preuve d’attachement.