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Cela ne l’empêchait pas de s’offenser de l’espèce d’ostracisme que lui faisaient subir les amis de sa femme. Il s’en vengeait en répandant par la ville le bruit que sa femme n’avait pas plus de tempérament qu’un iceberg. C’est un bel esprit dans un corps de glace dont aucun homme digne de ce nom ne saurait s’accommoder.

Vraie ou pas, la « glace » de Marie constituait en tout cas une excuse commode pour les innombrables aventures féminines de son époux. Il les cachait à peine, d’ailleurs, mais Marie ne lui ferait jamais savoir quel chagrin elle en éprouvait. Son mariage était un fiasco, elle le savait et s’en désolait. Elle s’en inquiétait aussi, car Sévigné ne se gênait nullement pour dilapider la fortune de sa femme et quand, en 1648, elle donna enfin le jour à l’héritier si impatiemment réclamé, Henri s’était complètement détaché d’elle et se consacrait entièrement à ses aventures.

Celles-ci faisaient tant de bruit que le cousin de Marie, le superbe, l’insolent, l’irrésistible Roger de Rabutin, décida qu’il fallait y mettre un terme et vint un beau soir en entretenir la jeune femme.

— Saviez-vous qu’il est devenu l’amant de Ninon de Lenclos ? Tout Paris en fait des gorges chaudes tant il s’en vante et s’en glorifie !

Marie offrit à son cousin un petit sourire sans joie.

— Le beau sujet de gloire ! soupira-t-elle. Et fallait-il que vous m’en informiez ?

Roger de Rabutin haussa les épaules avec emportement. Ses yeux bleus, si semblables à ceux de sa cousine, s’assombrirent.

— C’est que j’enrage, Marie ! J’enrage de vous voir, si jeune, si belle, si brillante, demeurer obstinément fidèle à ce vaurien ! Fidèle jusqu’à la sottise quand je suis là, moi, moi qui vous aime !

C’était vrai, il l’aimait maintenant avec d’autant plus de passion qu’elle lui opposait plus de refus ! Un instant, Marie considéra le beau visage de son cousin. Elle l’avait tant aimé, jadis, que peut-être cet amour n’était pas tout à fait éteint. Peut-être suffirait-il d’une étincelle pour le rallumer ? Alors peut-être pourrait-elle oublier, dans les bras de Roger, la vie impossible que lui faisait son époux ? Mais elle repoussa bien vite cette idée.

— Avez-vous pu croire, mon ami, qu’il vous suffirait de me mettre au fait des folies de mon époux pour que j’en oublie mes devoirs ?

— Non. Mais je voudrais que vous compreniez votre propre folie. Vous laissez vainement couler votre jeunesse.

— Parce que je refuse ce rôle de maîtresse où je vois tant d’autres femmes se ravaler ? Me voyez-vous dans l’état d’une Ninon ? J’ai deux enfants, mon cousin, et je veux pouvoir les regarder, les embrasser d’un cœur paisible.

Rabutin n’insista pas. Cette femme de son sang était pour lui un mystère auquel il ne comprenait rien. Il ne devina pas qu’après son départ, la jeune marquise avait pleuré de honte et de douleur. D’inquiétude aussi : les appétits de Ninon de Lenclos étaient de ceux qui dévorent les plus belles fortunes. Henri était capable de ruiner pour elle femme et enfants.

Aussi quand, ce même soir, le marquis se présenta, par extraordinaire, reçut-il de sa femme un accueil plus que frais.

— Trompez-moi si cela vous chante, Monsieur, lui dit sa femme, puisque aussi bien il y a beau temps que je suis au fait de vos sentiments pour moi, mais ne ruinez pas nos enfants pour une gourgandine !

La séance fut si rude que Sévigné préféra ne pas la prolonger et s’en alla porter ses plaintes… chez Roger de Rabutin, qui le reçut presque aussi mal.

— Tous les torts sont de ton côté, lui dit-il. Tu devrais savoir que le mariage est assorti de certains devoirs que tu sembles mépriser cordialement.

— Tu es aussi ennuyeux qu’un frère prêcheur… ou que ma femme ! marmotta Sévigné en fuyant de nouveau.

Il était à peine parti que Rabutin se jetait sur sa plume pour écrire à Marie une longue lettre dans laquelle il lui reprochait son manque de retenue et lui proposait directement de se consoler avec lui.

« Je vous aime assez pour recommencer mon premier personnage de votre agent auprès de lui et me faire sacrifier encore pour vous rendre heureuse. Et, s’il faut qu’il vous échappe, aimez-moi, ma cousine, et je vous aiderai à vous venger de lui en vous aimant toute ma vie… »

Le malheur voulut que, par la faute d’un valet étourdi, ladite lettre arrivât tout droit dans les mains du mari, qui réagit aussitôt en offensé. Enfonçant son chapeau sur sa tête, il courut chez Rabutin et lui fit une scène violente, à laquelle le comte réagit avec une grande froideur. Il ne pouvait, quelque envie qu’il en eût, se battre en duel avec Sévigné car son talent à l’épée était tel qu’il était bien sûr de faire de Marie une jolie veuve. Il le traita donc en gamin insupportable et celui-ci, de plus en plus furieux, décida que sa femme avait trop séjourné à Paris.

Le lendemain, il embarquait femme et enfants pour les Rochers, les y installait puis les plantait là après leur avoir tiré sa révérence et défendu formellement de revenir à Paris.

Il ne devait jamais les revoir : vers la fin de la première semaine de février 1651, un messager de l’abbé de Coulanges venait apprendre à Madame de Sévigné qu’elle était désormais veuve. Le 4 du même mois, Sévigné s’était battu en duel avec le chevalier d’Albret à propos d’une femme de mœurs fort légères, une certaine Madame de Gondran, et avait été tué net.

Marie pleura, fit prendre le deuil à sa maison puis décida qu’il était temps pour elle de vivre comme elle l’entendait. La trop douce Marie était morte, la marquise de Sévigné venait réellement de naître.

Elle ne quitta pas pour autant les Rochers, y demeurant encore deux grandes années, s’occupant de ses paysans et écrivant plus que jamais. En son cousin Roger elle avait un correspondant à sa mesure, pourvu du même esprit vif et passablement caustique, de la même tournure d’esprit. À la manière des Mortemart, les Rabutin avaient un langage à eux.

Pourtant, la nostalgie lui vint enfin de la vie parisienne et de ses salons. Elle quitta les Rochers, vint s’installer dans une belle maison de la place Royale proche de l’hôtel de Coulanges et y tint salon. Tout de suite, son succès fut immense. On se pressait chez cette jolie femme spirituelle que l’on voyait toujours flanquée de deux enfants aussi beaux qu’elle-même.

Parmi les nouveaux amis, nul n’était plus brillant, plus séduisant que le surintendant Fouquet, un autre voisin, car il avait acheté, rue Courtauvilain, l’ancien hôtel de Montmorency. Peu à peu d’étroites relations s’établirent entre les deux maisons.

Fouquet aimait les femmes. Madame de Sévigné lui plut et il se prit pour elle d’une de ces passions violentes comme il en éprouvait parfois. Pour elle il était prêt à oublier non seulement sa femme mais la très belle marquise Du Plessis-Bellières, sa maîtresse préférée. Mais la marquise écouta ses propos enflammés avec un sourire indulgent.

— Que venez-vous me parler d’amour, mon ami, à moi qui n’ai jamais su qu’en souffrir ?

— Naturellement, vous n’avez été que mariée ! Vous ignorez tout du bonheur !

— Le bonheur ? Un bien joli mot mais qui ne veut pas dire grand-chose. Croyez-moi mon ami, l’amitié a bien plus de valeur, parce que plus durable que l’amour. Et la vôtre m’est infiniment précieuse !