— Mais vous n’en acceptez rien. Vous préférez vous débattre dans des difficultés sans nom avec les dettes de votre époux…
— … au lieu d’accepter la bourse et le cœur de Fouquet le Magnifique ? Mais oui, mon ami, je suis ainsi !
Il finissait par s’en aller mais il revenait toujours, refusant de se tenir pour battu car ils étaient nombreux, ceux qui mettaient leurs hommages aux pieds de la marquise : le duc de Rohan, le comte du Lude, le prince de Conti, d’autres encore. Alors il chercha à l’éblouir, renonça à son hôtel de la rue Courtauvilain pour le ravissant domaine de Saint-Mandé, un petit palais du bon goût et de l’élégance où elle régnait souvent sur des fêtes joyeuses et sur une armée d’amis, tous beaux esprits. Il finit par construire le fabuleux château de Vaux-le-Vicomte et y dépensa des fortunes sans parvenir à autre chose qu’à faire de la « glaciale » marquise une amie à toute épreuve.
Elle fut l’une des dames qui brillèrent lors de la fameuse et désastreuse fête que Fouquet donna à Vaux en l’honneur de Louis XIV. Mais cette fois, elle n’y prit guère de plaisir.
À Mademoiselle de Scudéry, qui lui demandait comment elle trouvait la fête, elle répondit, soucieuse :
— Trop réussie ! Beaucoup trop réussie ! Notre ami commet là une folie !
— Pourquoi donc ? Tout le monde est enchanté, ce soir.
— Tout le monde, oui. Mais le Roi n’est pas tout le monde, et sa mine me fait peur.
Cette peur qu’elle ne raisonnait pas, elle l’éprouvait encore le lendemain, dans le carrosse qui la ramenait à son cher château des Rochers. En même temps, elle découvrait, non sans stupeur, que Fouquet lui était infiniment plus cher qu’elle n’aurait cru, sinon, pourquoi eût-elle éprouvé tant de crainte ?
Elle fut à peine surprise d’apprendre, deux semaines plus tard, que Fouquet avait été arrêté à Nantes par ordre du Roi et emprisonné à Vincennes. Alors, certaine que son amour n’intéressait plus qu’elle-même, Madame de Sévigné osa s’avouer qu’elle aimait Fouquet depuis longtemps. Fouquet le Magnifique l’inquiétait, mais Fouquet le prisonnier avait droit à toute sa tendresse.
Elle suivit le procès avec passion, avec angoisse aussi, passant de longues heures à prier dans la vieille église Saint-Pol tant elle avait peur de le voir monter un jour à l’échafaud.
Enfin, le samedi 20 décembre, elle écrivit à son cousin : « Louez Dieu, Monsieur, et le remerciez : notre pauvre ami est sauvé. J’en suis si aise que j’en suis hors de moi. »
Sauvé ? Certes, mais prisonnier à vie dans la forteresse de Pignerol, où il devait mourir quatorze ans plus tard. Depuis trois ans alors, la marquise habitait le bel hôtel Carnavalet d’où bien souvent sa pensée s’évadait vers celui qu’elle aurait tant voulu aimer. Elle se consola en lui demeurant fidèle jusqu’au bout.
Le renoncement de Louise de La Vallière
Les épines sous les fleurs
Il était environ six heures du matin, ce mercredi des Cendres 1671, quand les gardes des Tuileries virent sortir une femme toute vêtue de gris, enveloppée d’un grand manteau à capuchon qui se hâtait vers la terrasse du Bord-de-l’Eau. Le jour n’était pas encore levé (on était en février) et les sentinelles, lasses d’une nuit de garde maussade passée à écouter les flonflons de la fête que donnait le Roi pour clôturer le carnaval, ne firent guère attention à cette petite silhouette menue qui s’en allait à pas pressés : quelque femme de service sans doute qui s’en retournait vers son logis.
Les rares passants ne lui prêtèrent pas plus d’attention, et c’est sans avoir rencontré aucun obstacle que la promeneuse matinale s’en vint sonner à la porte du couvent des Dames de la Visitation Sainte-Marie à Chaillot.
C’était un grand et noble couvent dont les élégants bâtiments couvraient toute la colline de Chaillot. Fondé une vingtaine d’années plus tôt par Henriette de France, veuve du malheureux roi d’Angleterre Charles Ier, le couvent recevait tout ce que Paris comptait de femmes du monde désireuses de se tourner vers Dieu. Mais à cette heure matinale du premier jour de Carême, les nonnes étaient toutes à la chapelle pour l’office des Cendres quand la cloche retentit, tirée par une main qui n’hésitait pas. L’inconnue dut donc attendre la fin de l’office car, ayant refusé de décliner son nom et vu son aspect humble, il ne pouvait être question de déranger la supérieure.
Mais quand la mère pénétra dans le petit parloir glacé où la femme attendait, celle-ci tira en arrière son capuchon, livrant à ses regards un visage émacié par le chagrin et d’admirables cheveux d’un blond de lin, puis se laissa tomber à genoux.
— Ma Mère, accueillez-moi, car je n’ai plus d’espoir qu’en Dieu !
La supérieure retint une exclamation de stupeur : cette femme qui levait vers elle de grands yeux bleus décolorés à force de larmes, c’était celle que, depuis dix ans, toutes les femmes de France enviaient plus ou moins férocement : Louise de La Baume Le Blanc, duchesse de La Vallière, la favorite du roi Louis XIV.
— Vous, Madame ? s’exclama la religieuse. Vous ici ? Mais comment ? Pourquoi ?
Pourquoi ? Là était la question. Quelle raison avait bien pu pousser une femme jeune (elle avait alors vingt-sept ans), adorée, adulée par les courtisans, mère de quatre enfants de surcroît, à s’enfuir du palais de son amant aux petites heures du jour comme une voleuse pour venir chercher refuge dans un couvent ? Celle que l’on appelait communément « la La Vallière » aimait le Roi, ce n’était un secret pour personne, elle l’aimait comme aime toute femme vraiment éprise, elle l’eût aimé même s’il n’avait pas été roi, et plus encore peut-être. Alors ?
À cette religieuse qui l’interrogeait, Louise répondit qu’elle était lasse des bruits de ce monde et du vide de la Cour, qu’elle aspirait de tout son cœur à trouver Dieu et à obtenir de lui le pardon d’une existence de scandale et de honte.
Car c’était à cela, en vérité, que se ramenait la vie réelle de celle que tous et toutes enviaient : dix ans de misères, d’avanies, de remords, de souffrances morales et physiques ravalées du mieux que l’on pouvait. Dix ans de haines des autres femmes, de la Reine qui la détestait, de Madame Henriette d’Angleterre (morte l’année précédente dans d’atroces circonstances) qui l’avait jalousée et lui avait mené la vie dure tant qu’elle avait été de ses filles d’honneur, dix ans d’envie de toutes les coquettes de la Cour… et quelques moments d’indicible félicité : ceux, tellement rares, où elle avait le Roi pour elle seule !
Quand, venant de son Blaisois natal, elle était entrée au service de Madame Henriette, au moment où la princesse avait épousé Monsieur, frère du Roi, Louise n’avait jamais imaginé que pareille aventure pût lui échoir. Dans la candeur de ses dix-sept ans, elle s’était éprise du jeune roi mais, se jugeant trop petite et trop humble, elle avait enfoui ce secret tout au fond de son cœur timide. Pour l’en faire sortir, il avait fallu le stratagème, assez vil d’ailleurs, inventé par Madame Henriette et par Louis XIV pour calmer les inquiétudes jalouses de la reine Marie-Thérèse et de la reine mère Anne d’Autriche : afin de cacher le galant marivaudage auquel il se livrait avec sa jolie belle-sœur, Louis feindrait de s’amouracher de l’une de ses filles d’honneur. À cette fin, bien sûr, on avait choisi la plus timide, la plus effacée, celle qui ne risquait pas d’éclipser la princesse. Et le miracle avait eu lieu. Découvrant l’amour profond qui habitait ce cœur de dix-sept ans, le Roi en avait saisi du même coup tout le charme, et l’apparence était devenue réalité : il était tombé réellement, sincèrement amoureux de la jeune fille.