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« Fermons les yeux, ô mon âme. Tenons-nous si éloignés de toutes les choses de la vie que nous ne puissions ni les voir ni en être vus… »

Les amoureux de Mademoiselle de Kerbrizon

Une amusante affaire d’honneur

En l’an de grâce 1670, alors que le jeune roi Louis XIV emplissait la France et l’Europe des échos de sa gloire, de son faste et de ses maîtresses, alors qu’il s’était donné comme règle de réunir autour de lui la plus grande partie de la noblesse française, certaines villes de province, loin du soleil et de Paris, se contentaient de leurs propres ressources mais s’efforçaient de conserver une vie de société aimable et élégante.

Ainsi, en Bretagne, de la charmante cité de Tréguier, assise sur ses trois rivières avec une grâce de princesse un peu somnolente peut-être mais nullement endormie. Les demeures y étaient nobles et élégantes, les jardins abondamment fleuris dès le petit printemps et Monseigneur l’évêque, qui régnait sur la jolie ville, n’avait qu’à se louer de son évêché, d’autant qu’une admirable cathédrale, la plus petite peut-être mais l’une des plus belles de tout le royaume, la couronnait. On y chantait, autour du tombeau de saint Yves, patron des avocats, de fort beaux offices où se retrouvait régulièrement la ville entière et, en tout premier rang, la noblesse du lieu.

C’est à l’une de ces belles cérémonies que le jeune chevalier de Lhostis de Kerhor rencontra la ravissante fille du vieux marquis de Kerbrizon et s’en éprit d’inguérissable façon.

Fut-ce la lumière glorieuse du buisson de cierges entourant le tombeau du saint auprès duquel la belle enfant se tenait en prière, fut-ce la beauté des chants, la ferveur des prières, toujours est-il que Joel de Lhostis se crut tout d’abord en face d’une apparition. Elle était si blonde, si blanche, si délicate et si gracieuse, la charmante Marie-Anne de Kerbrizon, que notre chevalier de vingt ans, dont l’enfance avait été abondamment nourrie de récits merveilleux, d’admirables légendes et de toute cette grande poésie qui fait le folklore de Bretagne, se demanda s’il s’agissait bien d’une mortelle ou si Madame la Vierge n’avait pas choisi sa bonne cathédrale de Tréguier pour faire à la terre bretonne une petite visite impromptue.

Quand la bénédiction eut été donnée, dans la clameur triomphante des orgues, et que l’église se fut vidée au grand soleil de la place, l’illusion se dissipa mais le charme resta : la belle appartenait indubitablement à ce monde et, vue de près, elle était encore plus ravissante, et la grande lumière de l’astre du jour lui seyait encore mieux que celle des cierges. Mené par son oncle, le chanoine, qu’il avait prié de le présenter, le chevalier reçut le choc de deux grandes prunelles couleur de ciel d’été ombragées de cils longs comme des épis de blé. Il comprit alors qu’il venait de contracter une incurable maladie.

En garçon incapable de dissimuler ses sentiments, il entreprit, sur le chemin qui menait à la belle maison du chanoine, une sorte d’élégie à la beauté sans rivale de Mademoiselle de Kerbrizon, tellement lyrique et enthousiaste que le saint homme s’en montra quelque peu offusqué.

— Êtes-vous dans votre bon sens, mon neveu, et savez-vous de qui vous parlez ?

— Je crois bien que je le sais, monsieur ! Je parle de Mademoiselle Marie-Anne de Kerbrizon, la plus jolie, la plus douce, la plus lumineuse fille de marquis dont la Bretagne puisse…

Il entamait un nouveau couplet que le chanoine de Lhostis interrompit fort sèchement :

— Vous parlez d’une enfant de douze ans !

— Vous dites ? marmotta le chevalier, abasourdi.

— Je dis que Mademoiselle Marie-Anne n’a que douze ans et que vous employez, mon neveu, un langage fort impropre à son jeune âge. Elle en est encore aux poupées… pas aux galants… Contenez-vous, que diantre !

Douze ans ! Revoyant en imagination la jolie silhouette fine – pas très grande peut-être, mais les Bretonnes le sont rarement –, le sourire déjà si féminin de la belle enfant, la coquetterie assez savante de son regard et… l’épanouissement déjà prononcé de son corsage, le chevalier n’en revenait pas. Douze ans, c’était évidemment un âge un peu tendre pour les joies de l’amour, mais ce n’était pas non plus une raison suffisante pour faire taire un cœur convenablement épris.

Après y avoir songé toute la journée et toute la nuit, qu’il passa à arpenter sa chambre de long en large, puis de large en long, Monsieur le chevalier de Lhostis en vint avec l’aurore à une conclusion qu’il jugea pleine de sagesse : au fond, son amour n’était qu’affaire de patience. L’important dans son cas était qu’il fût sûr d’être amoureux pour la vie, et de cela il ne doutait pas. De plus, la jolie Marie-Anne avait paru trouver quelque agrément à l’espèce d’extase dont il l’avait gratifiée durant cinq bonnes minutes. Enfin, il était bien certain qu’une pareille beauté ne pouvait manquer, quel que fût son âge, de traîner à sa suite une immense cohorte d’amoureux. Il s’agissait donc d’arriver bon premier de l’armée, de tenir vigoureusement sa place tout le temps qu’il faudrait et quand, enfin, il pourrait parler mariage, il serait certain de l’emporter sur ses rivaux à venir. Après tout, aucune loi n’interdisait à un bon gentilhomme de se faire aimer d’une noble demoiselle dès l’âge de douze ans, et même moins.

En foi de quoi, dès le lendemain, le chevalier se mit en devoir de faire à Mademoiselle de Kerbrizon une cour en bonne et due forme. Comme il avait de la fortune, les marques extérieures de sa passion ne lui coûtaient que fort peu, et bientôt la maison du vieux marquis vit un incessant défilé de bouquets, de billets doux, de sérénades, et même d’invitations à « des bals et des collations » dont sa trop jolie fille devait être la reine.

Cela n’eut pas l’heur de lui plaire. Il s’en alla incontinent, muni du dernier billet doux du chevalier, trouver le chanoine et lui fit entendre les échos de son mécontentement.

— Ce galopin perd l’esprit ! s’écria-t-il. Aller parler d’amour à une enfant de douze ans ! Ne peut-il attendre qu’elle soit en âge d’être mariée ? Deux ou trois ans, ce n’est tout de même pas si affreux.

Le chanoine partageait cet avis et du coup, le chevalier se vit aussitôt traduit devant les deux hommes d’âge pour s’entendre signifier sa sentence : plus de billets, plus de fleurs, plus de soupirs jusqu’à ce qu’on le lui permît ! D’ailleurs, Marie-Anne allait être placée dans l’un des couvents de la ville pour y parfaire son éducation et y attendre l’âge convenable.

Bon gré mal gré, il fallut bien s’incliner, au grand chagrin du chevalier, qui avait vu ses affaires prendre un tour on ne peut plus favorable, et au grand dépit de Marie-Anne, qui trouvait grand plaisir à toute cette adoration mais qui, à présent, se voyait envoyée au couvent sans avoir rien fait pour le mériter. Il est vrai que la plupart des filles de bonne maison effectuaient un petit séjour dans une sainte maison afin d’y polir les bonnes manières et la très légère instruction qu’elles recevaient à la maison.

Incapable de demeurer à contempler paisiblement le toit du couvent qui lui cachait sa bien-aimée, le chevalier pensa que la meilleure façon de passer le temps était encore de s’occuper de son futur mariage. En vue de quoi il géra sa fortune, visita ses terres, séjourna dans ses différentes maisons, chercha le meilleur moyen d’amplifier ses revenus, vit ses hommes d’affaires et fit même quelques rapides voyages à Paris pour certain procès plein d’intérêt. À la Noël seulement il s’autorisait de son fidèle amour pour adresser à Mademoiselle de Kerbrizon une lettre fort courte, fort respectueuse et fort tendre néanmoins, laissant entendre qu’il demeurait son chevalier fidèle et se considérait désormais comme son fiancé.