Deux mille cinq cents livres représentaient une fort belle somme en or, si belle que les cheveux dorés de Marie-Anne perdirent quelque peu de leur éclat. Kermoal fit bien deux ou trois des visites prescrites mais, apparemment, le cœur n’y était plus. Et quelques semaines après des Pâques plus fleuries que jamais, le chevalier de Lhostis rayonnant de joie épousait dans la belle cathédrale sa bien-aimée, tout aussi rayonnante que lui.
Le mariage mouvementé de Charlotte de Calvières
Une amoureuse précoce et obstinée
La tutelle d’une fille jolie et riche peut rarement être considérée comme une sinécure. Depuis qu’il avait été chargé de celle de sa nièce Charlotte, après la mort des parents de celle-ci, le très noble et très haut seigneur Marc de Calvières, baron de Conffoulens et d’Hauterive, conseiller au Parlement de Toulouse, et dame Madeleine de Cayres d’Entragues, Monsieur l’abbé de Psalmody ne vivait plus, ne dormait plus et perdait lentement toute joie de vivre. Pourtant, au début de cette année 1658, la jeune Charlotte n’avait guère que onze ans. Seulement… il est des filles chez qui la précocité confond et, à cet âge tendre, Charlotte était, comme le dit un chroniqueur du pays, « faite pour aimer et ses yeux le confessaient volontiers ».
Il est vrai qu’à cette époque, il était normal de marier les filles dès la puberté et il n’était pas rare qu’à vingt ans on eût trois ou quatre enfants. Quoi qu’il en soit, Charlotte n’avait pas atteint ses onze ans qu’elle avait déjà reçu quelque treize demandes en mariage. Demandes adressées à sa grâce incontestable mais aussi aux nombreux sacs d’écus qu’elle tenait tant de son père que de sa mère. Et le pauvre oncle Psalmody (François de Calvières, de son nom dans le siècle), grand ami de la douceur de vivre, n’avait pas tardé à trouver que la trop charmante Charlotte, avec ses cheveux dorés et ses yeux noirs un peu trop langoureux pour son âge, étaient une croix difficile à porter.
Comme il ne tenait pas à la garder chez lui, dans sa coquette demeure de Montpellier, pour ne pas risquer de voir ses nuits perturbées par tant de donneurs de sérénades, et ses jours assiégés par les épouseurs éventuels, il s’en était remis à la sagesse et avait placé Charlotte aux Ursulines de Montpellier. C’était un couvent de bon ton et de grand renom, tout indiqué pour parfaire l’éducation d’une jeune personne douée de tant de séduction. Sous la garde des bonnes sœurs, Charlotte deviendrait une femme accomplie, une épouse et une mère modèle quand le digne abbé aurait enfin trouvé l’oiseau rare digne de se marier avec cette merveille.
Le malheur était que Charlotte l’avait déjà trouvé toute seule, cet oiseau rare. Il se nommait Fulcrand Du Bosc, était fils de messire Gaspard de Clermont de Castelnau, vicomte Du Bosc, et de sa femme, Juliette de Roquefeuil. Il avait dix-neuf ans, une silhouette athlétique et une mine qui ne laissait indifférente aucune fille sur les terres de Bosc, à quelques lieues de Roger, et de Montmaton qui appartenaient aussi à sa famille. La famille était excellente, tant au point de vue réputation que sur le chapitre des titres de noblesse et de la fortune et, tout compte fait, on se demande bien pourquoi l’abbé de Psalmody (un bien joli nom pour un chantre de Dieu !) se crut obligé de refuser aussi la demande matrimoniale en règle que lui adressèrent les Du Bosc. Bien sûr, c’était la quatorzième, mais, Charlotte étant nubile depuis peu de temps, il eût évité bien du souci à toute la province, bien des tracas à lui-même et bien des larmes à Charlotte en acceptant tout de suite.
Mais l’abbé de Psalmody avait ses idées. Il voulait donner sa nièce à qui bon lui semblerait et n’avait pas voulu démordre de son plan : Charlotte irait chez les Ursulines, et qu’on ne vienne plus lui parler mariage !
C’était faire preuve d’une totale méconnaissance de la nature féminine en général, et de celle de la jeune Charlotte en particulier.
Dans tous les couvents chargés de l’éducation des demoiselles, il était de règle de les rendre à leurs familles pour les vacances. Ainsi des Ursulines. L’été 1658 revenu, la jeune pensionnaire partit pour la terre de Fontcaude-les-Bains, aux portes même de Montpellier, domaine du conseiller de La Roche dont la fille, Marthe, avait épousé deux ans plus tôt Antoine de Calvières, cousin de Charlotte. C’étaient des gens aimables, gais, chez qui la jeune fille se plaisait beaucoup mais, pour cette fois, elle n’avait vu dans son départ en vacances qu’une occasion d’échapper aux grandes portes de son couvent. Elle avait donc fait connaître au jeune Fulcrand Du Bosc le jour et l’heure de son départ pour Fontcaude.
« Si vous savez vous montrer vaillant et résolu, comme tant de fois vous m’avez assurée que vous le seriez pour toutes les choses qui me touchent, ce même soir je serai dans vos bras », lui écrivit-elle avec une détermination et un sens des réalités rares à cet âge.
Or, non seulement Fulcrand était vaillant et résolu, mais encore il brûlait de tenir dans ses bras le corps infiniment prometteur de sa jeune amie. Avec quelques serviteurs, il se porta sur le passage du carrosse mais beaucoup trop près de Fontcaude. Les hurlements de la duègne qui accompagnait Charlotte n’eurent aucune peine à alerter les gens du château qui accoururent en rangs serrés… et Fulcrand en fut pour sa honte.
Charlotte aussi. Les La Roche, peu désireux de courir de tels risques, avertirent l’abbé de Psalmody de la chose et le bon tuteur vint incontinent récupérer sa pupille et la ramener sous bonne garde à son couvent, avec l’agréable perspective d’y passer ses vacances pour sa peine. Cela d’ailleurs n’intimida guère la jeune amoureuse. Elle se contenta de hausser les épaules et d’envoyer une nouvelle lettre à Fulcrand pour l’avertir du changement survenu dans son programme, et l’inviter à faire travailler de nouveau son imagination.
La seule solution était d’attaquer le couvent. Mais même pour un garçon aussi déterminé que Fulcrand, l’attaque d’un couvent n’était pas une mince affaire. Il pensa qu’il lui fallait du renfort et s’en alla conter ses peines à son cousin Jules de Clausel, fils du président à la Cour des comptes, aides et finances de Montpellier.
— Avant d’attaquer, il faut d’abord approcher le couvent, dit le cousin Jules qui était un garçon d’expérience. Or, je connais, en face des Ursulines, une excellente auberge, Le Cheval Blanc, où nous serons à merveille pour observer ce qui se passe dans la maison qui t’intéresse tant.
— Cela nous avancera à quoi de pouvoir contempler ces murs barbares ? dit Fulcrand, déjà désappointé.
— À guetter les occasions qui pourraient s’offrir à nous, mon fils, à connaître ses fournisseurs, par exemple, à connaître les nouvelles le concernant. Crois-moi, il est bon de s’installer au Cheval Blanc.
Fulcrand se laissa convaincre et, flanqué de Jules, alla s’installer à l’auberge avec une solide escouade de valets. Parmi ceux-ci se trouvait un certain Saintonge, en qui son maître mettait toute sa confiance à cause de son astuce et de son talent à se déguiser en n’importe quoi. Et l’on attendit.
Au bout d’une semaine qui parut interminable à notre amoureux, on apprit une petite chose : Mademoiselle de Calvières s’était commandé un habit neuf et avait chargé de ce soin un grand tailleur de Montpellier chez qui, justement, les deux cousins se fournissaient. Bien entendu, ce fut un jeu pour Fulcrand et Jules de circonvenir le bonhomme et de se faire remettre l’habit en question. Après quoi Jules de Clausel, qui était plus âgé que Fulcrand et pouvait davantage donner le change, s’habilla en tailleur, attira Saintonge de façon à ce qu’il pût passer pour son aide et pria Fulcrand d’avertir sa douce Charlotte de ce qui se préparait. Fulcrand prit sa plume, écrivit à Charlotte une lettre pleine de beaux sentiments ; l’on chargea le jardinier du couvent de lui remettre puis, le jour du coup d’audace venu, alla se poster à la fenêtre pour voir le faux tailleur agiter avec componction la cloche du tour, tandis que le pseudo-aide portait révérencieusement sur ses deux bras l’habit neuf destiné à Charlotte. Quand il les eut vus entrer, il alla chercher un grand carrosse qu’il avait préparé dans une rue adjacente, avec ses gens, et vint s’installer à une petite porte du couvent.