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— Pourquoi gardait-elle ces lettres ? Regret du passé ?

— Non, mais, à dire le vrai, je crois qu’elle a gardé des relations avec lui même après son mariage. D’où la fureur de votre académicien.

Le lieutenant de police eut un mince sourire.

— Allons, vous avez seulement un peu trop d’imagination. Vous détestez Racine qui vous a fait interdire sa porte peu après le moment où vous situez son mariage. Et vous vous vengez, c’est naturel !

Sans chercher à s’encombrer de respect superflu, la Voisin haussa les épaules.

— Vous faites erreur : ce n’est pas moi que je venge, c’est cette pauvre Marquise. Mais si j’invente, Messieurs les juges, répondez donc aux questions que voici : Pourquoi donc, pendant la dernière maladie de Marquise, le sieur Racine n’a-t-il laissé personne approcher la malade, pas même sa mère, pas même sa vieille servante, Nanette, qui lui était toute dévouée ? Même quand elle fut à la mort, la mère n’a pas eu le droit d’embrasser sa fille. Elle n’a appris le décès qu’après l’enterrement.

— Comment avez-vous pu savoir cela puisque vous ne pouviez approcher Marquise ?

— Par sa mère.

— Vous me dites que la Gorla, dont d’ailleurs la réputation n’est pas des meilleures, n’a pas pu franchir le seuil de la maison.

— Peut-être, mais Fléchois, le médecin de Marquise, l’a renseignée.

— Alors, je vais faire chercher ce Fléchois.

— Inutile. Il est mort il y a huit ans.

— Comme c’est commode ! Le seul témoin est mort ! Femme, nous faisons preuve d’une grande patience en vous écoutant.

— Pourquoi mentirais-je ? Qu’est-ce que j’ai à perdre maintenant ? Je sais bien que je vais mourir bientôt, et la mort de Racine n’empêcherait pas la mienne. Mais je veux mourir tranquille. Et je serai tranquille si ce grand misérable cesse enfin de jouir de l’impunité. En tout cas, que vous me croyiez ou non, je ne dirai plus rien, sinon ceci : Marquise était enceinte au moment de sa mort… et elle n’a même pas pu obtenir que l’on laissât venir à son chevet sa femme de chambre Manon, qui était sage-femme.

— Ainsi, Racine aurait empoisonné à la fois sa femme et son enfant ?

— Non, pas son enfant : celui du chevalier de Rohan. Et du même coup il se débarrassait d’une femme infidèle.

La confession de la Voisin avait, malgré la prévention qu’ils nourrissaient contre elle, assez sérieusement ébranlé les deux magistrats. La haute situation de Racine, en cette misérable époque où les plus grands étaient compromis dans les pires aventures, ne signifiait rien. On pouvait être un grand écrivain et un affreux personnage. D’ailleurs, le caractère difficile de Racine ne plaidait guère en sa faveur.

Soucieux et ne sachant trop à quel parti se résoudre, les deux hommes en référèrent à Louvois après mûre réflexion. Le ministre dut à son tour réfléchir assez longuement car ce fut seulement le 11 janvier 1680 que le conseiller Bazin de Bezons et La Reynie reçurent de sa part le billet suivant : « Vous trouverez ci-joint les ordres du Roi pour faire arrêter la dame Larcher (une complice de la Voisin). Ceux pour l’arrêt du sieur Racine vous seront envoyés aussitôt que vous les demanderez. »

Il n’y avait plus qu’à poursuivre, à fond cette fois, l’instruction de cette sombre affaire. La Reynie décida, avant d’envoyer les exempts au domicile de l’écrivain, de l’entendre en privé dans son cabinet de l’hôtel de police.

À quarante ans, Jean Racine avait l’allure imposante et la noblesse de traits qui convenaient à son personnage. Encore beau, très brun, il plaisait aux femmes, malgré la dureté de son regard et le pli serré de ses lèvres. S’il ne montra pas trop d’étonnement de se voir convoqué chez le lieutenant de police, il s’emporta dès les premiers mots que prononça La Reynie.

— Une dénonciation de la Voisin ? En vérité, Monsieur le lieutenant de police, il serait navrant, s’il n’était bouffon, de voir un homme de votre valeur attacher du prix aux ragots d’une telle misérable !

— La Voisin était ce qu’elle était, monsieur. Elle a payé sur le bûcher pour ses crimes. Mais ses confessions, tout au moins le peu que nous en avons pu tirer, furent empreintes d’une sincérité qui donne du prix à ses propos.

— C’est inimaginable ! Si je vous comprends bien, cette femme a osé m’accuser d’empoisonnement et vous, vous m’avez convoqué ici pour que je m’explique ?

— C’est cela même, Monsieur !

— Alors, souffrez que je vous quitte ! Si vous avez des explications à demander à son sujet, allez donc les demander au Roi. Vous n’êtes pas sans savoir qu’il me veut du bien et que…

— Je sais surtout, Monsieur, que le Roi veut la justice ! De plus grands que vous sont venus s’asseoir dans ce fauteuil où je vous vois… avec l’accord du Roi !

— Ce qui veut dire ? fit Racine en pâlissant légèrement.

— Que je puis vous faire arrêter ce soir, si je le juge bon ! Et le Roi m’approuvera. À moins… que vous ne consentiez à répondre de bonne grâce à quelques questions !

La foudre tombant sur l’écrivain ne l’eût pas anéanti davantage. Ses jambes fléchirent sous lui et il se rassit, froissant entre ses doigts nerveux les plumes de son chapeau.

— Que voulez-vous savoir ? fit-il d’une voix éteinte. Je peux vous jurer que je ne l’ai pas empoisonnée. Ce fut un accident… un affreux accident ! Vous comprenez : je l’aimais… je l’aimais comme un fou !

» Marquise avait trente et un ans lorsque je l’ai connue en 1664. Elle venait de perdre son mari, ce bon René Du Parc qu’elle avait épousé à seize ans et qui, tout en lui donnant plusieurs enfants, en avait fait la plus adorable comédienne de notre temps. Bien sûr, elle avait beaucoup de peine car elle avait aimé René, mais sa beauté était au plus merveilleux de son épanouissement. Elle avait, vous le savez, une grâce, un charme qui n’appartenaient qu’à elle. C’était pour cela qu’on l’avait surnommée Marquise, son vrai nom étant Thérèse Gorla.

» Comment, dans ces conditions, ne l’aurais-je pas aimée ? Tant d’autres l’aimaient ou l’avaient aimée : Molière, La Fontaine, les deux Corneille. Vous souvenez-vous encore, Monsieur de La Reynie, de ce poème charmant et indigné que Corneille lui avait envoyé, furieux qu’il était d’avoir été repoussé avec un éclat de rire à cause de son âge ?

 “Marquise si mon visage

 A quelques traits un peu vieux

 Souvenez-vous qu’à mon âge

 Vous ne vaudrez guère mieux…”

» Je vous fais grâce de tout le poème. Je sais seulement que Marquise n’en avait pas été autrement émue, et même qu’elle avait ri en le lisant. Elle était si belle ! Comment pouvait-elle imaginer qu’elle était, comme les autres, appelée à vieillir… Elle aimait la vie, elle aimait l’amour, et jamais comédien n’eut une épouse plus attentive et plus tendre que ce pauvre Du Parc.

— Il venait de mourir lorsque vous avez connu Marquise ?

— Oui… Cela valait mieux. J’étais déjà bien assez jaloux de lui rétrospectivement. Savez-vous que Marquise m’a fait attendre trois ans, trois mortelles années, avant de me laisser l’aimer ? Encore ai-je dû…

— L’épouser ? Oui, je sais, fit tranquillement La Reynie. Poursuivez donc, Monsieur Racine.

— Oui. Je l’ai épousée. Et je ne l’ai pas regretté. Car j’ai eu en elle tout à la fois la meilleure des épouses, la plus folle des maîtresses et la plus admirable interprète.

— On dit que vous l’avez obligée à quitter la troupe de Molière.

— Pourquoi ne l’aurais-je pas fait ? J’avais besoin d’elle pour créer Andromaque puis Britannicus… Elle n’avait plus rien à faire chez Molière… qui d’ailleurs lui était un peu trop attaché !