Rien de tout cela n’avait fait d’effet. Peu à peu, Marquise s’était affaiblie. Elle avait été prise de fièvre. Dans la maison, seul Racine la soignait. D’un commun accord, ils avaient éloigné tout le monde, même Nanette, pour que personne ne sût ce qui se passait chez eux.
— Je vais aller mieux, répétait Marquise, je vais aller mieux bientôt, je le sens.
Au soir du 11 décembre, comme Racine lui apportait une tasse de bouillon, il l’avait trouvée morte dans son lit.
Le visage que le poète releva vers le lieutenant de police était si ravagé que La Reynie en eut pitié.
— Voilà, vous savez tout ! J’ai tué Marquise sans le vouloir… et ce souvenir est encore, malgré le temps écoulé, le remords de mes nuits. Depuis, j’ai repris femme et ma seconde épouse ignore tout de cette affreuse aventure, mais moi, tant que je vivrai, je n’oublierai pas !
Le lieutenant de police laissa un silence s’installer dans la grande pièce. Il avait pris une plume d’oie sur sa table à écrire et la mordillait en regardant son visiteur. Ses yeux semblaient vouloir fouiller jusqu’au fond de l’âme de Racine qui, enfin, demanda d’une voix étranglée :
— Qu’allez-vous faire de moi ? Si vous voulez m’arrêter, je vous demande de me laisser le temps d’éloigner ma femme…
La Reynie, enfin, se leva, jeta la plume.
— Vous arrêter ? Non… Vous l’avez dit, c’était un accident. Je sais, parce que j’ai cherché à le savoir, que vous avez terriblement souffert de la mort de votre femme… On n’est pas malheureux à ce point lorsque l’on a voulu la mort de quelqu’un. Rentrez chez vous, Monsieur Racine… et oubliez tout cela ! Je dirai au Roi et à Monsieur de Louvois qu’il n’y avait pas matière à poursuites. C’est votre amour trop exigeant qui a tué Marquise Du Parc… ce n’est pas vous !
La Champmeslé : un monstre sacré au Grand Siècle
Le camp des marquis
La nuit tombe tôt en janvier. Il n’était que quatre heures de l’après-midi mais il faisait déjà si sombre à l’intérieur de la taverne du Singe, sise rue Vieille-du-Temple, qu’une servante alluma des quinquets, apporta des chandelles. En déposant l’une d’elles sur une table, non loin de la porte, elle fit surgir de l’ombre un couple qui se faisait face mais ne se regardait pas. Chacun des deux personnages avait l’air d’écouter d’obscures voix intérieures.
Quand la lumière frappa ses yeux, l’homme, qui était jeune, vingt-deux ou vingt-trois ans, sursauta, sourit à la fille.
— Un autre pichet, fit-il en désignant leurs gobelets vides.
La servante s’éloigna en faisant danser ses jupons sur ses fortes hanches. La jeune femme assise à la table parut sortir à son tour de sa torpeur. Elle s’agita, se tourna vers la cheminée où un garçon allumait un feu pour cuire le repas du soir et tendit vers elle les mains qu’elle sortait de son manchon.
— Tu crois que ce sera encore long ? demanda-t-elle avec un sourire à l’adresse de son compagnon.
Il lui rendit son sourire.
— J’espère que non. Il me semble qu’il y a des heures que nous sommes là.
— Moi aussi, soupira la jeune femme.
Quand on la regardait attentivement, on ne la trouvait pas jolie. Elle avait de petits yeux vifs, le teint un peu jaune mais chacun de ses gestes avait une grâce inimitable ; sa taille, sous l’épais mantelet qui la défendait du froid, était noble et belle. Elle avait de magnifiques cheveux châtains, des traits classiques et nets mais surtout, surtout, une voix extraordinairement émouvante, à la fois douce et grave. Enfin, son sourire était irrésistible. Elle se nommait Marie Desmares, épouse légitime de Charles Chevillet, dit Champmeslé, qui n’était autre que le jeune homme blond qui lui faisait face. Tous deux étaient comédiens, venaient de Rouen où ils avaient joué dans un théâtre ambulant. Et s’ils avaient l’air tellement inquiets c’était uniquement parce qu’ils venaient de passer une audition devant le comité directeur du célèbre théâtre du Marais, la seconde troupe de France, et qu’ils attendaient le verdict.
Comme la servante apportait le pichet de vin, la porte du cabaret fut poussée, livrant passage à un violent courant d’air et à un vieux bonhomme emmitouflé dans une longue houppelande grise qui se précipita vers la table du ménage Champmeslé. Il était essoufflé d’avoir couru.
— Venez, jeta-t-il, venez vite. Ces messieurs vous demandent.
— Qu’ont-ils décidé ? demanda Marie.
— Je ne sais pas. Mais je crois bien que vous êtes acceptés. Monsieur Laroque m’a dit qu’il était bien content.
La jeune femme ramassa son manchon en souriant et rabattit son mantelet sur sa tête. Si Laroque souriait, tout était bien, car c’était lui qui les avait proposés au Marais. D’ailleurs, il était amoureux d’elle.
En effet, quelques minutes plus tard, Marie et Charles Champmeslé étaient engagés dans la troupe des comédiens du Marais, lui pour jouer les rois de tragédie, elle dans un emploi qui n’était pas encore défini, parce qu’une partie de ces messieurs n’étaient pas sûrs de son talent.
Laroque offrit de lui donner des leçons et, le 15 février 1669, un mois et demi après son admission, Marie débutait dans La Fête de Vénus, de l’abbé Boyer. Elle y rencontra un tel succès que, reconnaissante envers Laroque, elle en fit son amant… pour quelques semaines.
Charles Champmeslé était le mari le plus paisible et le plus accommodant du monde. Il avait quatre ans de moins que Marie et il éprouvait pour elle une admiration sans bornes, née peut-être du fait qu’elle était fille d’un receveur des domaines de Normandie, c’est-à-dire presque une demoiselle, alors qu’il était, lui, un enfant de la balle. Il était aimable, toujours souriant, de belle mine et d’abord facile, galant avec les dames… peut-être plus qu’il n’aurait fallu.
Incontestablement, il était très épris de sa femme, mais cette tendresse ne le rendait aucunement aveugle aux charmes des autres femmes en général, et de ses admiratrices en particulier. Et Dieu sait s’il y en avait. Quand il apparaissait sur la scène vêtu de longues dalmatiques, portant tiare ou couronne, le geste noble, l’air impérieux, un petit frisson courait parmi l’auditoire féminin et nombre de billets doux plus ou moins parfumés affluaient dans la loge de Charles, qui de temps en temps daignait accorder ses faveurs. Comment, dans ces conditions, se montrer un mari sévère, exclusif ? Il considérait son mariage comme une bonne et fructueuse association et n’ignorait pas qu’une part du succès de Marie était due à son charme personnel. Alors ?
Alors, le mieux était de fermer les yeux et d’aller vaquer à ses propres amours en laissant Marie s’occuper des siennes. Ce à quoi elle ne manquait pas.
Les quelques semaines de « reconnaissance » allouées au cher Laroque, Marie s’offrit un amant titré en la personne du comte de Revel, dont elle se lassa vite. Ensuite, elle accorda la préférence au marquis de La Fare, qui ne l’amusa pas beaucoup plus. Il mangeait trop.
D’un marquis, la belle Marie à la voix d’or passa à un autre, qui n’avait rien de particulier sinon une confortable fortune. Il se nommait le marquis de Tiercé, était jaloux mais généreux. Pas très jeune non plus, mais la vie de comédienne a de ces obligations, quand le satin et la dentelle coûtent si cher. Et puis, Marie et Charles avaient d’autres soucis qui reléguaient au loin les délicatesses de l’amour.
Alors qu’ils avaient tremblé de joie quand ils avaient été engagés au théâtre du Marais, ils ne rêvaient plus maintenant que d’en sortir pour entrer dans la seule « troupe royale », celle de l’hôtel de Bourgogne.