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Le mariage avait eu lieu au château de Dampierre, dans la vallée de Chevreuse, et, pour une belle noce, on peut affirmer sans crainte de se tromper que cela avait été une belle noce ! Elle alliait deux grands noms en même temps que deux pays. En effet, si la jeune fiancée, Jeanne-Baptiste d’Albert de Luynes appartenait à la plus haute noblesse de France (elle était fille du duc de Luynes et d’Anne de Rohan-Montbazon), le futur époux, d’ancienne famille poitevine passée au service du duché de Savoie, était l’un des plus brillants représentants de la cour de Turin. Et, par-dessus le marché, ce très grand mariage fut un mariage d’amour.

La jeune épousée, pourtant, était bien jeune : treize ans tout juste mais dès cet âge encore tendre, elle n’en promettait pas moins d’être l’une des plus jolies femmes de son temps. Non qu’elle fût d’une beauté classique : certains de ses traits manquaient de régularité mais elle avait une grâce, un charme auxquels il était à peu près impossible de résister. Avec cela grande, souple, pleine de vie, avec de beaux grands yeux sombres et des cheveux de soie claire, les plus doux et les plus brillants qui fussent. Et comme, de son côté, l’époux qui atteignait ses vingt ans ne manquait pas de séduction, personne ne trouva étrange que ce mariage « arrangé » se muât du jour au lendemain en la plus joyeuse fête de l’amour.

Dûment mariée, la petite Jeanne prit sans trop de douleur le chemin de Turin. Bien sûr, elle laissait en France des parents qu’elle aimait et, surtout, son frère bien-aimé, le chevalier de Luynes, qui était pour elle non seulement un frère mais le meilleur des amis. Toutefois il lui avait promis d’aller la voir dans sa nouvelle demeure et puis, il faut bien redire qu’elle était très amoureuse de son jeune mari.

La cour de Turin, d’ailleurs, n’avait rien de lugubre. Le maître en était alors le jeune duc de Savoie, Victor-Amédée II, qui n’avait guère que dix-huit ans. Extrêmement beau, d’une grande vivacité de caractère, passionné par les exploits guerriers, le duc entretenait autour de lui une cour brillante où ne manquaient ni les jolies femmes ni les beaux esprits. On menait joyeuse vie à Turin, où les bals succédaient aux concerts et les soupers fins aux parties de campagne et aux chasses. La nouvelle comtesse de Verrue s’y vit accueillie avec un enthousiasme digne de son charme et de son nom.

À vrai dire, cet accueil plein d’agréments allait en faire passer un autre qui en avait moins : celui de la belle-famille ! En pénétrant dans l’immense et austère palais des Verrue, situé dans le vieux Turin, non loin du fameux palais Madama, où vivait la veuve du duc Charles-Emmanuel II (une douairière de trente-neuf ans !), Jeanne comprit que son époux représentait le bon côté de la famille.

Sa belle-mère, la comtesse douairière, une vraie celle-là, était une femme revêche, austère, pieuse naturellement, d’esprit étroit et de corps desséché qui n’avait pour les atours et les colifichets qu’un penchant fort mince et qui, se fournissant sans doute en eaux de toilette et produits de beauté à la sacristie de l’église voisine, répandait autour d’elle une odeur qui était peut-être celle de la sainteté mais qui n’en demeurait pas moins regrettablement terrestre ! En outre, cette haute et noble dame était, si l’on peut dire, tirée en double exemplaire : entendez par là qu’elle avait un beau-frère, l’abbé de Verrue, personnage aussi respectable que considérable, d’âge plus que mûr et qui, bien qu’ancien ambassadeur et ministre d’État, n’en ressemblait pas moins de redoutable façon à sa belle-sœur, en vertu sans doute de cette espèce de mimétisme qui sévit chez les gens qui ont longuement vécu ensemble.

Mise en présence de ces deux réfrigérants personnages, la petite comtesse soupira, fit une belle révérence et gagna joyeusement avec son mari l’appartement qui leur était réservé, fermement décidée, pour l’amour de son cher Charles, à faire contre mauvaise fortune bon cœur et à se consacrer attentivement à ses devoirs d’épouse.

Les choses, dans les débuts, allèrent assez bien. Si austères qu’étaient les Verrue, ils ne pouvaient qu’être satisfaits d’un mariage qui unissait à leur famille la fille du Grand Fauconnier de France qui comptait dans sa parenté des Chevreuse et des Soubise. Jeanne, d’ailleurs, quand elle n’était pas retenue au logis par les malaises puis par les soins d’une première maternité, passait beaucoup de temps à la Cour, où elle ne comptait que des admirateurs.

Les fêtes d’ailleurs avaient redoublé d’éclat au printemps qui avait suivi son mariage, pour les noces fastueuses du jeune duc Victor-Amédée II avec la nièce de Louis XIV, la princesse Anne-Marie d’Orléans, fille de Monsieur et de la pauvre et charmante Henriette d’Orléans, morte quatorze ans plus tôt.

La jeune comtesse de Verrue prit une large part aux bals. Dans une cour si jeune et si frivole, une légère atmosphère de galanterie flottait en permanence et Jeanne reçut plus d’une déclaration enflammée, opposant d’ailleurs un refus souriant qui savait ne pas blesser. Qu’avait-elle besoin de l’amour des autres quand son cher époux était toujours aux petits soins pour elle ? De plus elle s’était fait une amie véritable en la personne de la jeune comtesse de Sales et elle ne demandait rien d’autre au destin que de continuer longtemps une existence aussi agréable. Elle en arrivait à oublier belle-maman et l’oncle abbé !

Malheureusement, si Charles de Verrue était un mari fidèle, le trop séduisant Victor-Amédée ne l’était guère. Depuis qu’il avait atteint l’âge d’homme, il n’avait guère rencontré de cruelles, et une fois passés les premiers temps du mariage, il ne vit aucun inconvénient à revenir à ses nombreuses maîtresses. Il en avait une belle collection mais ne demandait qu’à y ajouter d’autres charmants spécimens. Or, un beau jour, il regarda attentivement Jeanne de Verrue.

Elle avait alors dix-huit ans et son éclat était tel qu’il frappa le prince, bien qu’il connût la jeune femme depuis cinq ans. Mais ce soir-là (c’était à un bal à Moncalieri), il la regarda comme s’il ne l’avait jamais vue.

— Comment ai-je pu, Madame, être aveugle au point de n’avoir pas compris, jusqu’à cette minute, que vous êtes la plus merveilleuse des femmes ?

— C’est, Monseigneur, répondit Jeanne, que dans la forêt il est difficile de distinguer un arbre !

— Quand il les dépasse tous, on est impardonnable !

La Cour retint son souffle. Il ne faisait aucun doute que Victor-Amédée venait d’entamer une nouvelle passion. Il y avait des signes qui ne trompaient pas. Restait à savoir comment réagirait la jolie petite comtesse de Verrue.

Heureusement, cinq ans passés à la Cour avaient appris bien des choses à Jeanne, notamment l’art d’accueillir les hommages sans trop promettre mais aussi sans trop décourager. Pourtant, les assiduités de Victor-Amédée se firent bientôt plus pressantes, puis embarrassantes. Le duc, que Jeanne n’osait guère repousser ouvertement, se piqua au jeu et le désir se fit amour véritable, amour ardent et exigeant. Bientôt, Madame de Verrue se trouva acculée à une impasse.

— J’aime mon mari et ne veux point le tromper, confia-t-elle à son amie, la comtesse de Sales. Cependant, si le duc se fâche, mon pauvre Charles risque de faire les frais de cette colère !

— Il y a bien une solution, répondit la jeune femme, c’est de trouver un prétexte pour quitter Turin. Mais encore faut-il que la famille de votre époux soit d’accord !

Au fond, il y avait là une idée à creuser. Décidée à tout pour sauver son honneur et se garder toute pour son cher époux, Jeanne, un beau soir où toute la famille était réunie, déclara froidement que le prince la recherchait comme maîtresse… et qu’elle s’y refusait.