Le gnace qui lui a réglé son compte avait besoin de gagner du temps, c’est pourquoi il a remis la strass en ordre et a foutu le macchab sous le page. Ensuite il a tiré les rideaux et s’est barré. De la façon dont le ménage est fait ici, on n’était pas prêt de le dégauchir, le pape ! A l’odeur qu’il allait se faire pincer ! Et encore, en cette saison, il en avait pour plusieurs jours avant de cocoter !
L’aubergiste aurait pensé, ne le voyant pas, qu’il était parti en java, oubliant de raccrocher sa chiave au tableau…
Je sors et tire la lourde pour des fois qu’un greffier se baguenauderait dans les parages. Les mirons ont la passion des cadavres. Je me rappelle une vioque, quand j’étais mouflet, qui vivait seulâbre dans un deux-pièces près de chez nous. Une nuit elle a avalé son extrait de naissance sans que personne n’en sache rien. Son minet chéri — un angora, avec un collier à grelots dorés s’il vous plaît — était bouclé avec elle dans la carrée. Quand on a découvert la viande froide, deux jours plus tard, la vioque ressemblait à une arête de poisson. Le chat lui avait becqueté toute la bidoche ! Pour vous dire…
— Vous l’avez trouvé ? demande le tas de gélatine qui préside aux destinées du Mont-Chauve.
— Oui, fais-je… Mais non sans peine.
Il ouvre ses yeux de gorille frileux.
— Comment ça ?
— Il était sous le lit, ce pauvre trésor.
— Qu’est-ce qu’il y faisait ?
— Ce que peut y faire un mort : il attendait le Jugement dernier…
Le gros mec ne pâlit pas parce qu’avec son teint de meunier malade, ça ne lui est pas possible. Mais il se met à baver comme un vieux boxer qui évoque une entrecôte qu’il a beaucoup aimée.
— Mort ?
— Oui, vous pouvez commander des faire-part !
— Mort, vous êtes sûr ?
— Certain, vous savez, petit frère, j’ai jamais vu un type guérir d’une balle de 38 dans le cerveau…
— Une balle !
— Oui, une seule, bien ajustée, c’est inouï ce que ça peut faire comme dégâts dans la carcasse d’un homme.
Il s’assied.
— Mais co… co…
— Quoi, coco ?
— Comment ça a pu se produire ?
— Tout bêtement : quelqu’un a braqué l’ouverture d’un pétard sur la frite de Brioux et a pressé la détente… Voilà comment arrivent les accidents !
— Vous voulez dire ?
— Exactement, pour être précis…
Je l’écarte d’une bourrade, molle comme lui, afin de m’emparer du bigophone. Rapidos j’alerte Mignon et je lui demande d’envoyer la clique du labo, légiste en tête, pour les constatations d’usage.
Ensuite je me retourne vers Victor Magnin, l’homme qui se prenait pour un superman de l’eau chaude à la journée et à l’heure ; le roi du bidet, l’empereur de la serviette éponge, le caïd du drap de lit râpé. Il ne fait plus le flambard. Y a rien qui contrarie autant un marchand de passes qu’un cadavre sur sa carpette. Pour cégnace c’est la tuile de gros calibre. Il doit regretter d’avoir joué les gros bras avec moi tout à l’heure.
— Voyons, dis-je, Brioux n’est pas sorti de la journée ?
— Non, pas vu !
— Pourtant son lit est fait…
— Quand il restait couché tout le matin, comme des fois il faisait, il s’arrangeait tout seul. C’était un accord avec lui et la femme de service ; elle n’a que jusqu’à dix heures pour les lits des pensionnaires. Après je fais la passette et ça occupe.
— Avec quoi tu fais la passette ?
— Je travaille avec mon deuxième étage. Six chambres. Pour le secteur, c’est suffisant : de la femme mariée qui éponge un clille vite fait, histoire de payer la note de gaz ou de s’offrir des souliers en croco.
— Il lui arrivait de passer toute sa journée au paddock ?
— Toute la journée, non, mais souvent il ne descendait que dans l’après-midi. Faut dire qu’il descendait tard des fois…
— A quelle heure est-il rentré cette nuit ?
— Je n’en sais rien… Pour deux ou trois habitués, j’ai fait faire des clés. Ici, ça boucle à deux heures…
Donc, à deux heures, il n’était pas ici ?
— Non.
— A-t-il eu une visite ce matin ?
— Non…
— Vous êtes sûr ?
— Certain.
Il est hébété, le taulier. Il gamberge à ce qui vient de se produire. Il imagine le patacaisse-maison : l’effroi des autres pantins, la ruée morbide des voisins, les déblocages de la presse ; fatalement, ça ne l’incite pas à l’optimisme…
— Je peux le voir ? il demande, mordu tout de même par la curiosité.
— Non, attendez que les constatations soient faites. Alors vous dites que personne ne l’a demandé ?
— Sauf au téléphone…
— Ça, je sais.
Qui a bien pu le dessouder, le pape ? Quelqu’un de l’hôtel ? Il faut le croire, du moment qu’il n’a pas eu de visite. Ça restreindrait plutôt le champ des recherches. Seulement ça ne s’accorde pas avec l’idée que je me fais du meurtre. D’après moi, Brioux a été buté parce qu’il en savait trop long sur quelqu’un ou sur quelque chose. Il trempait dans les sales combines, le grand zigoto des lucyfériens. Les pauvres bijoux : ils vont devoir se chercher un autre pape…
L’arrivée de Boulin, le médecin légiste, fait diversion. Il est flanqué du procureur et d’un zig du labo, avec sa trousse en bandoulière.
Je les guide jusqu’à la piaule, le patron gélatineux sur les talons. Tout le monde se penche sur le cadavre. L’homme du labo se met à chercher les empreintes, et il est à son affure because dans une chambre d’hôtel, ça n’est pas ce qui manque !
— Alors, doc ? fais-je brusquement, agacé par le petit turbin de tout ce monde, vos conclusions ?
Boulin secoue la tête.
— Il a été tué vers neuf heures ce matin, fait-il… Très approximativement. Je vous confirmerai d’ici demain.
— Ah !..
Je sursaute.
— Mais ça n’est pas possible !
S’il y a une chose qui heurte Boulin, c’est bien de s’entendre lâcher ça en pleine frite.
— Ecoutez, commissaire, fait-il, j’ai dit approximativement, mais la marge ne peut dépasser une demi-heure, une heure au gros maximum.
— Ce qui vient à dire que cet homme a été abattu entre huit et dix ?
— Parfaitement.
— Mais à onze heures, il a reçu une communication téléphonique, je peux le jurer !
— Vous l’avez vu répondre ?
— Non, mais…
— Ça me surprendrait ! A onze heures, il était mort.
Je bondis dans le couloir où Magnin attend en se détranchant le plus possible pour apercevoir quelque chose.
— Tâchez de répondre recta, je lui dis en le cramponnant par la bride de son tablier bleu. A onze heures, vous avez branché la communication dans la chambre de Brioux ?
— Oui…
— Et vous êtes certain qu’il a répondu ?
— Certain !
— Il a parlé longtemps ?
— Non, ça a été bref, j’ai eu la ligne presque tout de suite.
— Vous venez d’entendre ce qu’a dit le médecin légiste ?
— Non.
— Il affirme — et on peut lui faire confiance — qu’à onze heures Brioux était mort depuis un bon moment.
— Mais c’est pas possible !
— Ne lui dites pas ça si vous tenez à votre rate, il vous la boufferait illico. Il est sûr de lui. C’est un gars qui sait faire parler les morts. Voilà vingt ans qu’il ne fait que ça. Rien qu’à examiner un macchab de deux mois il voit ou non si le gars était radical et s’il avait un abonnement au Chasseur français ! C’est vous dire !