Oui, l’univers est tout plein de gnaces qui, dès qu’ils poussent leur premier cri, sont déjà catalogués et bons pour une certaine branche humaine.
Surtout croyez pas que je fasse de la philo pour après boire. Les considérations fumeuses, les aperçus vertigineux, les déclarations à changement de vitesse, c’est pas le genre de ma crémerie.
Mais faut bien admettre que la plupart des gens ont la frime de leur turbin. Par exemple, tous les croque-morts sont de joyeux lurons, un peu pâlots et sentant le décès ; tous les bistroquets sont des gars placides et ventrus ; toutes les repasseuses des souris tristes et molles, et toutes les bonniches d’hôtel de passes de pauvres greluses ravagées qui ont la couleur des bidets qu’elles passent leur garce de vie à ramoner en rêvassant aux palétuviers roses du bouquin pastel qu’elles planquent dans la fouille de leur tablioche.
Celle du Mont-Chauve illustre admirablement cette profession subalterne.
Imaginez une pauvre fleur de misère à l’air navré, aux cheveux blond filasse ; au nez en trompette bouchée ; aux joues constellées de taches de rousseur et aux yeux tellement ternes qu’on les croit couverts de poussière.
Elle existe timidement dans un réduit sans fenêtres, lové au fond du couloir du deuxième. Une petite table à repassage, une ampoule électrique, une sonnette composent les accessoires indispensables à son activité.
Lorsqu’un couple s’annonce, le patron actionne la sonnerie. Elle pique une servetouze mitée sur une pile posée par terre et elle va accueillir ces messieurs dames. Le patron gueule, depuis le rez-de-chaussée : « Le 24 ou le 16 » et elle escorte ces slips en fleur jusqu’à la chambre où doit être consommé le sacrifice. C’est du travail pas pénible mais assez décevant. Elle pose la serviette sur le lavabo, enfouille un pourliche et s’en va, discrète, furtive, pas frissonnante pour vingt ronds !
Elle repasse interminablement ses serviettes et les limaces du patron. Et elle écoute gueuler les populations qui viennent se la faire briller dans le petit hôtel. Les cris de l’amour ne l’émeuvent pas. L’amour, elle sait ce que c’est… Elle a suffisamment nettoyé de bidets et refait de plumards pour avoir une opinion sur la question. D’autant plus que le patron vient la retrouver quèquefois en cours de repassage, histoire de lui donner un cours d’anatomie.
Elle me regarde me pointer, surprise de voir radiner un client tout seulâbre au milieu de l’aprème.
Ordinairement, les clients font comme les escargots, les baloches, ou les agents cyclistes : ils vont par deux. C’est recta.
Elle file un coup de saveur par-dessus mon épaule, pour si des fois une souris me filerait le train, ne voit personne et accepte cette évidence comme elle a tout accepté jusqu’ici : avec la plus intense résignation.
— Salut, lui dis-je, ça boume la santé, mignonne ?
D’habitude personne s’aperçoit qu’elle existe ; alors s’pas, ça la déconcerte, cette douceur.
— Bonjour, m’sieur.
— Je vais être franco avec toi, petite, lui dis-je en m’adossant à la cloison. Je suis de la maison poulet.
Les perdreaux, c’est pas fait pour l’effrayer, elle a l’habitude, les garnis doivent piquer une petite descente de temps en temps pour bigler le missel de la réception ou taper aux fafs.
— Je viens pour un cas particulier, je poursuis, je sais pas si tu as entendu des allées et venues, mais il y a eu un accident…
— Un accident ?
Complètement dans le cirage ! Elle repasse et ne s’occupe que de la sonnerie annonçant les michés. Le reste, elle s’en désintéresse. On pourrait démolir le premier étage de l’immeuble qu’elle s’en apercevrait pas.
— Comment tu t’appelles ?
— Thérèse.
— C’est bath…
Elle rougit.
— Un accident ? redit-elle.
— Oui : dans la chambre de M. Brioux, tu connais ?
— Bien sûr…
— Ce matin il nettoyait un revolver, le coup est parti, il l’a pris en plein bocal, rien de tel pour guérir le rhume des foins et pour rendre une chambre meublée disponible !
— C’est pas possible !
— Si. Ça s’est passé ce matin, vers les neuf heures, t’as rien entendu ?
— Non.
— Où étais-tu, ce matin à neuf heures ?
Elle réfléchit :
— Je passais l’aspirateur…
— Où ça ?
— Ici, dans les chambres du deuxième.
— Tu as eu des clients ?
— Un monsieur et une dame.
— Oui.
Jusqu’ici ça concorde avec les dires de Magnin.
— Gilberte, hein ? Avec un peigne-cul habillé de bleu ?
— Oui, c’est ça…
— Alors raconte comme ça s’est passé, leur arrivée ?
Elle hausse ses maigres épaules et ses sourcils font pleuvoir une averse farineuse car ils sont un tantinet mités.
— Ben, ils sont montés… Je les ai menés au 18. Mais ils se sont engueulés…
Elle a un pâle sourire à cause de la réminiscence.
— Gilberte a crié que c’était un tordu, un…
— Je vois…
— Elle est partie en claquant la porte et elle m’a dit qu’elle avait pas de temps à perdre avec des types fauchés qui voulaient se donner des illusions !
— Et lui ?…
— Ben lui, il est parti derrière elle.
— Tout de suite derrière elle ?
— Presque. Il m’a fait un clin d’œil…
Voilà qui précise mes soupçons. Le taulier affirme que l’homme est sorti un quart d’heure après la fille. C’est donc que, dans l’intervalle, il s’est arrêté au premier… Pas d’erreur, je brûle. Ça continue à s’emboîter au petit poil, mes chéris !
Dans une chambre voisine, y a une vachasse qui gueule « Encore ! » que c’en est une bénédiction. Elle fait fumer les ressorts du page ; on se croirait dans une scierie du Jura…
« Plus fort ! » elle brame, la vicelarde ! « Plus fort ! »
Et elle affirme que c’est bon.
Je regarde la soubrette. Pas émue, résignée. C’est la vie, quoi. Elle sait qu’on gueule en faisant l’amour quand on cigle pour une chambre. Faut justifier la dépense, pas vrai ? Au moins au partenaire.
Et le partenaire s’escrime de son mieux. Il met tout le paquet, le brave bipède. C’est la corrida-maison ; l’hallali sur l’air de Cavalleria Rusticana interprété au sommier. Un concerto pour braguette et nombril ! Du grand art de bonhomme ! De l’épopée de brave zig. L’amour fait un ramdam terrible ! On n’entend que sa grande voix un peu folle, que ses cris perçants… J’en suis gêné.
Pour surmonter ce sentiment inhabituel chez moi, je toussote. Si vous croyez que les batifoleurs d’à côté freinent leurs ébats pour autant ! Ah ! foutre (si j’ose dire) non !
Maintenant, la pépée devient exigeante. Elle réclame l’inédit ! Du terrible, du jamais envisagé ! La chandelle romaine, rien de moins ! Et de la longueur ! Et de la vigueur ! Le gars doit regretter de ne pas l’avoir à coulisse comme une longue-vue ! Pour compenser, il lui fait la torpille humaine, à sa douce compagne. Il pousse des « hans » de bûcheron au labeur, mais le chêne à coucher doit être millénaire avec autant de tour de taille que Georgette Anys ! Faut un bout de temps pour en venir à bout, pour l’anéantir… D’autant plus qu’il est exigeant, ce chêne-là…
J’en ai classe à la fin. Rien n’est plus communicatif que ces sortes de beuglantes ! Ça vous fiche une godomanie sans qu’on ait le temps de boutonner son imperméable.
— Silence ! je gueule soudain à plein tuyau.
C’est radical ! Le sommier s’arrête comme par enchantement et y a du ramollissement dans l’air.