— Bon, fais-je à la bonniche, maintenant on peut s’entendre parler. Dites, vous connaissez le 3 ?
Elle pige illico :
— Vous voulez parler de M. Tuyé, le peintre ?
Du vague à l’âme plein son corsage vide ! Un vrai chromo pour loge de concierge, cette charmante ! J’en suis ému. Le peintre en question doit la palper dans les coins de portes en lui chuchotant des trucs évolués et pour elle, c’est la fin des fins : la station septième-ciel…
— Il n’est pas sorti, ce matin ?
— N… n… n… non !
— Pourquoi cette hésitation ? je demande.
Elle baisse la tête.
— C’est pas une hésitation.
Je souris devant tant de candeur.
— Vous l’avez vu, ce matin ?
— Oui…
— A quelle heure ?
— Onze heures et demie : il partait…
— Et avant, il était dans sa chambre ?
Elle hésite.
— Ecoutez, poupoule, je lui fais, à la loyale : n’essayez pas de me bourrer le mou parce que c’est néfaste. Quand on ment à un condé, on finit toujours par s’en mordre les doigts. Vous pouvez échouer au quart avant d’avoir compris ce qui vous arrive.
Elle tremble comme un pic pneumatique en action.
— J’ai rien fait ! sanglote-t-elle.
Je lui pose la patte sur l’épaule, ce qui la fait fléchir.
— T’as rien fait mais tu trembles… Dis la vérité, poupette… Tu as vu Tuyé ce matin, avant onze plombes et demie, non ?
— Oui…
Satisfait, votre San-Antonio. Ça vient bien, allons-y ! Y aura pas besoin des démonte-pneus.
— A quelle heure l’as-tu vu ?
— Pendant mon service du premier.
— Quelle heure, je te demande.
— Huit heures et demie.
— Dans sa chambre ?
Elle secoue affirmativement le dôme.
— Oui.
Je la bigle net, sans ciller. Elle se trouble.
— Dis donc, beauté, il te calce, le barbouilleur, non ? Avoue que tu es sa petite amie !
Elle fond en larmes pour de bon. C’est la grande inondation. Les mecs d’à côté en profitent pour remettre le couvert. A nouveau c’est la valse langoureuse des pauvres ressorts de sommier.
— Pleure pas, y a pas de mal, chacun prend son plaisir où il le trouve : toi t’aimes les barbes blondes, ça te regarde ! Dis-moi que tu t’envoyais en l’air… D’accord ? Et dis-moi aussi, le petit peintre, il est raide à blanc, je parie qu’il te tape, non ?
J’ai échafaudé ça brusquement dans mon petit citron. Je me suis dit que pour se farcir une paumée comme Thérèse quand on est un fringant petit étudiant, il faut y trouver son compte.
— Oui, dit-elle.
— Tu lui lâches de l’artiche régulièrement, non ? Le pauvre mignon, faut bien qu’il passe sa vie de garçon, parions que tu lui attriques tous tes pourliches ?
— C’est vrai.
— Ce matin entre autres ?
— Ce matin je n’avais pas d’argent…
— Vas-y, je te dis, accouche !
— Il avait besoin de quatre-vingts francs : une dette urgente, m’a-t-il dit. Il les lui fallait avant midi. Moi je pouvais pas : où ce que je les aurais pris ? Il m’a dit de demander une avance sur mon mois à M. Magnin. Mais j’ai pas voulu : M. Magnin, c’est pas l’homme des avances…
Je ricane :
— Tu parles !
Et j’insiste :
— Alors ?
— Ben, alors c’est tout. Philippe… Enfin, M.Tuyé m’a dit que je l’aimais plus et il m’a renvoyée.
Un beau petit barbiquet des familles, le Tuyé…
Je vois le topo.
— Bon, tu es gentille, ma poulette. Te casse pas la nénette ; les hommes sont tous plus fumelards les uns que les autres…
A la revoyure…
Je file : juste à cet instant la lourde se déboucle et le couple en délire apparaît, les yeux cernés de reconnaissance, les guiboles en caoutchouc mousse.
— Alors, je leur fais, on est de retour ?
Ils sont tellement ahuris qu’ils ne répondent pas et s’engouffrent dans la descente d’escalier. C’est pour se casser le naze au premier contre les mecs en blouse blanche qui emportent la dépouille de Brioux, feu le damné pape des lucyfériens.
Comme reprise de contact avec l’existence, c’est assez fumant. M’est avis qu’ils ne sont pas près d’y revenir, au Mont-Chauve.
CHAPITRE XII
GILBERTE
Le gros tas de saindoux est avachi derrière son registre des entrées. Devant la lourde de l’hôtel, une foule dense se presse, avide d’émotions. L’ambulance, ça attire les badauds comme le colombin attire les mouches. Les bons petits Français moyens, ils aiment quand il y a de la casse. A condition de pas la payer, nature. Servez-leur une bagarre entre poivrots ; une fille en rogne invectivant une clille ; un mari trompé dérouillant sa femelle ; un accident de bagnole ou un zig sur une civière et vous les voyez radiner presto, sans s’inquiéter du lait sur le feu, l’œil grand ouvert, la narine palpitante ; jouissant déjà, se racontant des fariboles… Les messieurs en profitent pour cramponner l’aileron des poufiasses, les mômes pour secouer les fruits dans les paniers des ménagères : là c’est pour le coup que la route des agrumes est ouverte ! Tout le trèpe jacasse. Une vraie volière. Les cognes radinent itou en ordonnant de circuler, mais on s’en tamponne la pierre à huile.
Effondré, littéralement, il est, Magnin… Sa bouille faisandée a des tons verdâtres et ses yeux semblent en train de pourrir doucement, dans l’ombre de sa niche.
— Je suis déshonoré, il me fait, triste à dégueuler.
Venant d’un gars comme lui, c’est poilant, ce mot.
— T’en fais pas, je lui fais. Ça vaut mieux que d’attraper la polio. L’honneur, de nos jours, c’est ce qui revient le plus chérot d’entretien.
Je lui mets une bourrade dans les côtelettes, histoire de le revigorer, mais elle manque de le faire basculer de sa chaise.
J’ai juste le temps de le harponner par ses bretelles.
— T’as autant de nerfs qu’une bouse de vache, je remarque.
Il fait un petit mouvement plein d’humeur, comme les fiotes.
— C’est pas le tout, mon trognon, faut me dire où je peux dégauchir la môme Gilberte, j’ai à lui causer…
— Misère ! il soupire, c’est la ruine. Si les souris apprennent que je les ai balancées, elles vont déserter ma crèche !
— T’occupe pas, j’irai molo…
— Tout de même.
La bonne moutarde de Dijon s’amène dans mon nez à la vitesse d’un express.
— Marre ! Si tu voulais pas d’histoire, t’avais qu’à aller vendre des cierges au Sacré-Cœur… Allons, Gilberte ?
— Vous la trouverez au bistrot d’à côté chez Tintin… Une rousse avec un manteau de panthère…
— Gi go !
Je l’abandonne à son désespoir.
Le bistrot d’à côté est un café-tabac parisien, inutile donc de préciser. Un type grisonnant, avec une allumette dans les dents et un gilet de laine marron, regarde la vie au milieu d’une pyramide de cigarettes.
Je m’annonce sur le rade et je commande un petit rouge au garçon. Puis je me détourne pour mordre dans l’horizon du bistrot.
J’aperçois Gilberte, toute seule à une table, fumant une américaine avec des mines voluptueuses. Elle regarde autour d’elle pour vérifier s’il y a à portée de son charme un clille possible. Mais pour l’instant, c’est assez désert. Excepté deux facteurs qui bouffent du saucisson dans un coin et un vieux gland qui sirote un Vittel, c’est l’heure creuse. La Gilberte ferait plus de chiffre d’affaires si elle arpentait un coinceteau plus populeux. Mais comme elle bouillave en extra, à la discrète, presque en honnête femme, elle ne prend pas de risques et se terre dans ce troquet où des habitués peuvent venir la retrouver.