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— Et après, qu’as-tu fait, toi que voilà, pleurant sans cesse ?

Elle me dévisage avec doute.

— Qu’est-ce que vous dites ?

— Je te demande ce que tu as fait après ?…

— Ben : je suis venue ici boire un rhum… J’étais en crosse… Grimper pour la peau, c’est rageant, non ?

— Je m’en doute. Le client, tu l’as vu ressortir ?

— Oui, mais un bout de temps après. J’ai pensé qu’il avait causé avec le patron, Victor.

— Et qu’est-ce qu’il a fait ?

— Il a filé au bout de la rue. Il avait une voiture, l’est grimpé dedans… Je l’ai plus revu.

— Qu’est-ce que c’était sa voiture ?

— J’ai pas vu… Pas française en tout cas : le derrière pointu, vous voyez ?

Je vois qu’il s’agit bien du même gars qui se trouvait dans le parking des Galeries le jour ou Triffeaut a été buté. Il est toujours sur place lorsqu’un meurtre se commet, ce brave homme.

— Comment est-il ? fais-je…

Elle me récite son habillement que je connais déjà.

— Sa gueule, parle-moi de sa gueule, Gilberte.

— Vous savez mon nom ! s’étonne-t-elle.

— Je sais tout, je suis l’homme qui a un radar dans le calcif !

Elle sourit.

— Il n’est pas beau : petit, maigre, noiraud. Il a une cicatrice blanche à l’angle du nez. Et un accent corse ou italien…

— En grimpant, il n’a pas eu une hésitation à la hauteur du premier étage ?

Elle est soufflée.

— Vous alors, vous savez tout ! répète-t-elle. Oui, il a pris le couloir en regardant les numéros des portes, je lui ai dit : « Non, c’est au-dessus ! »

Je jette vingt balles sur la table.

— Ça suffit comme ça. Tiens-toi peinarde, on aura peut-être besoin de ton témoignage un de ces jours. Si tu es réglo, on te cherchera pas de suif !

Et je vais au téléphone pour affranchir Mignon de ce qui se passe et lui demander de foutre tous ses boy-scouts au panier d’un gars vêtu de bleu clair, coiffé de marron. Brun de peau, petit de taille, agrémenté d’une cicatrice blanche et d’un accent corsico ou rital et qui balade sa couenne dans une Lancia ancien modèle !

CHAPITRE XIII

TUYÉ

Ça fait une paie que je n’ai annoncé ma rognure à la Rhumerie Martiniquaise. L’occasion qui ne s’est pas présentée, vous savez ce que c’est ? Et pourtant j’aime bien ce coin parce qu’il me fait poirer. C’est là que je mesure combien Paris peut être fabriqué à certains moments et à certains endroits.

Une foule d’artistes plus ou moins talentueux (plutôt moin !), de bougnouls fils de rois nègres (ou de nervis marseillais), de pépées qui se croient intellectuelles et qui en profitent pour ne plus se laver le prose, hante ce coin en buvant du punch et en échangeant à voix sonore des idées définitives sur des sujets qui n’intéressent personne. Là-dedans, y a que les garçons qui restent vraiment humains, vraiment sincères… Eux ils n’ont qu’un but dans l’existence : se rappeler les commandes et ne pas laisser filer un mec qui n’a pas payé…

J’arrive jusqu’au comptoir, je trouve une place entre un Noir jaune et un Chinois bronzé et je commande un blanc froid.

C’est bon pour la grippe. Ça vous grimpe directo dans la calbasse.

Je bigle posément autour de moi, déchiffrant les frites qui grouillent. Je finis par sortir du lot deux barbus. L’un est brun, l’autre blond. Celui qui est brun ne m’intéresse pas. Du reste il est seul à une table et potasse un bouquin énorme.

L’autre est en joyeuse compagnie. Trois potes et deux souris existentialistes jacassent plus fort que lui, si c’est possible. Ils se racontent de joyeuses gaudrioles et me paraissent un peu schlass.

Je prête l’esgourde. C’est duraille de percevoir ce qu’ils bonnissent au milieu de ce brouhaha. Faut drôlement ouvrir ses étagères à mégots. Enfin j’entends l’une des filles appeler le barbu blond Phil… Ou je me fous le doigt dans l’œil ou ce charmant garçon est Philippe Tuyé, le pensionnaire du Mont-Chauve !

Satisfait, je commande un autre glass et je le sirote avec la même dévotion. Ce type paraît très excité. Il a dû biberonner comme une vache et maintenant il se prend pour Picasso et Matisse réunis.

Je demande mon ardoise au garçon. Je lui allonge un bif royal et je lui dis :

— Soyez gentil, mon pote, allez dire au petit barbichard blond, là-bas, s’il s’appelle Tuyé on le demande au téléphone, vu ?

Il me cligne de l’œil.

— O.K…

Je finis mon punch blanc, je croque la rondelle de citron qui rampe sur les parois du verre et, tranquillement, je me dirige vers la cabine téléphonique qui se situe dans l’arrière-salle, région des gogues…

Je n’attends pas longtemps. A peine ai-je poussé la lourde vitrée que je vois radiner Tuyé. Il a une démarche un peu flottante et il fronce les sourcils pour essayer de rajuster ses idées. Ce gigolpince ne doit pas être très coriace, j’ai idée. Pour peu que je lui fasse le grand jeu, il posera vite son pacson.

Il arrive devant la cabine, me bouscule pour y entrer, regarde l’appareil tranquillement posé sur sa fourche d’ébonite, le décroche, écoute la tonalité avec un air surpris et ressort en coup de vent pour aller rouscailler à la caisse car il croit qu’on lui a coupé sa communication.

Moi je me tiens devant la lourde.

— Vous fatiguez pas, dis-je. C’est moi, le coup de téléphone.

Ses yeux bleus, inquiets, ont une lueur de détresse. Il me toise presque méchamment et demande :

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

En souriant je lui montre ma carte. Ça le dessaoule net. Il se met à remuer les oreilles comme un gaille qui vous regarde briffer.

— Je voulais t’éviter une humiliation devant tes potes, je lui fais. On n’est pas aussi vache que ça dans la police. Ecoute-moi, gamin, tu vas leur dire que tu es obligé de partir. Moi je suis au volant de ma tire, une traction, juste devant la crèche. Arrive, on ira parler dans un coin discret…

— Mais…

Je le regarde en souriant.

— Quelque chose à redire ?

— Je…

Il ne peut plus en piper un.

— C’est ça, tu…, lui dis-je. Tu fais ce que je te dis et tu me rejoins. Magne-toi parce qu’alors je viendrais te chercher à coups de pompe dans le cul, tu comprends ?

Je sors sans le regarder et je vais m’asseoir à mon volant en surveillant la terrasse du troquet.

A travers les vitres embuées, je le vois parlementer avec ses potes et leur serrer la louche.

Puis il endosse son duffel-coat et s’annonce. Comme il débouche sur le trottoir, il fait une brutale volte-face et fonce à toute vapeur dans la rue de l’Echaudé. En l’occurrence, l’échaudé c’est votre gars San-Antonio. Je le jugeais plus réglo, Tuyé, plus impressionnable ; vouloir blouser un malabar qui vous a montré une carte de représentant pour la maison parapluie, c’est d’un zig qui n’a pas un courant d’air dans le grimpant mais du plus solide.

Heureusement j’ai la détente rapide. En moins de temps qu’il n’en faut à un postier pour humecter les fesses d’un timbre, je suis hors de ma guinde. La rue de l’Echaudé est étroite comme l’intelligence d’un garde champêtre. Je trisse vite. Je veux que le chérubin à barbiche soit jeune, véloce et que la recuite lui flanque des ailes comme à Valentin, l’homme qui aurait plus de pot en volant aux étalages, moi j’ai sous le bassin une paire de manivelles que le champion olympique du marathon viendra me sous-louer le jour où il aura des cors aux pieds.

Je fonce et je rattrape le jeune homme au bout de cent cinquante mètres. Je le cramponne par le capuchon. Je m’étais toujours demandé l’utilité de ces machins, maintenant je ne me le demanderai plus. C’est une manette en quelque sorte.