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La gosse est aux anges. Elle bâfre que c’en est un bonheur ! Ce soir elle pense plus à la ligne, Annette. La ligne sera pour demain : carottes râpées, yaourt, pomme. Menu Marie-France. Paraît qu’on croque trop chez nous. Tous les magazines féminins vous l’impriment. On chahute avec le foie, l’estom, le pancréas, la vésicule et je ne sais pas quoi encore ! Les Suisses qui ont découvert ça : fallait que ça radine du pays du chocolat et de la fondue, des trucs pareils ! Les restrictions, eux, ils les lancent après la guerre ! Déjà qu’ils nous donnaient l’heure, maintenant les v’là qui nous donnent des recettes de jeûne, les Ouins-Ouins. Chacun donne suivant son grand cœur, évidemment.

Le repas est charmant en tout cas. Annette a le feu aux joues et, à la façon dont elle entortille sa flûte après la mienne, il n’est pas interdit de penser qu’elle l’ait ailleurs aussi.

— Vous êtes contente dans votre place ? je demande, mine de rien.

C’est comme qui dirait un ballon-sonde.

— Assez, fait-elle.

— Pauvel n’a pas l’air d’aimer plaisanter ?

— Il n’aime pas en effet… Mais quand on fait son travail, il est à peu près convenable…

— Ce matin, en tout cas, il n’était pas à prendre avec des pincettes. Qu’est-ce qui ne carbure pas chez lui ? Les affaires ?…

— Oh ! je ne pense pas…

— A propos, qu’est-ce qu’on fabrique chez lui ?

Elle paraît stupéfaite et je me rends compte que j’ai gaffé. Que je ne sache pas ce qu’on maquille aux établissements Pauvel après m’être déclaré représentant, ça lui paraît bizarre.

Vite, j’enchaîne :

— Moi je suis allé lui proposer un lot, de la part d’un ami, mais je ne connais rien à la branche industrielle.

Je ne précise pas de quel lot il s’agit.

— Oh ! chez nous, fait-elle, on fabrique surtout des petits moteurs pour bateau…

— Très intéressant.

Chez nous ! Les salariés ont une façon de se prendre pour des actionnaires de l’usine où ils marnent ! Chez nous ! Ils gagnent que fifre et on les largue pour un coup de chapeau à retardement, mais c’est tout de même « chez eux »…

La voilà lancée, en tout cas, Annette. Si les patrons parlent volontiers de leurs bonnes, les employés parlent plus volontiers encore de leurs patrons. Une fois qu’on les a branchés sur le sujet, faut leur flanquer des seaux d’eau pour leur faire lâcher l !

Elle me raconte Pauvel en long et en cinémascope. Je sais tout : son adresse, ses maîtresses, ses cravates, sa crise d’urticaire, son remariage et sa fidélité aux Pall-Mall.

Il me suffit de ponctuer la conversation de quelques « hmm, hmm » et ça roule comme sur des rails huilés.

De tout ça il ressort que Pauvel est un homme d’affaires sérieux au boulot, mais aimant la ribouldingue. Il fait de fréquents voyages à l’étranger et il dépense beaucoup d’argent.

— Dites donc, fais-je… Vendredi dernier, il me semble bien que je l’ai aperçu du côté de l’Opéra sur le coup de onze heures. Pourtant, le matin, il reste à son bureau, non ?

— En général oui, gazouille ma perruche.

Elle réfléchit.

— Vendredi dernier ?

Puis brusquement :

— Oh ! oui… Bien sûr qu’il est sorti. Il a reçu un coup de téléphone, je me souviens. J’ai même cru qu’il était arrivé quelque chose. A peine a-t-il eu raccroché qu’il a bondi hors de son bureau…

Je me maîtrise pour demander :

— Quelque chose de cassé ?

— Je ne sais pas ; je n’ai jamais su… Il est revenu à midi, juste au moment où je partais… Il avait l’air contrarié… C’était la première fois que je le voyais tête nue dans la rue !

Là, les potes, je m’étrangle nettement en avalant mon verre de Pommard et j’en oublie de dépiquer ma fourchette du croupion de canard dans lequel elle est plantée.

« Pauvel est sorti précipitamment avant qu’on assassine Triffeaut. Et il est revenu après, sans chapeau ! » Vous pigez l’allusion, tas de décompositions en mouvement ? Sans chapeau ! Le voilà bien, le crâne qui manquait à ce galure ! Triffeaut qui n’en portait jamais en avait un au moment de sa mort ; trop grand pour son crâne de dégénéré ! Au même moment, la secrétaire de Pauvel s’étonnait de n’en pas voir sur le dôme de son boss. Que faut-il conclure de ça ? Que Pauvel est l’assassin de Triffeaut ? On ne voit guère une autre déduction à tirer de ce pastaga. Oui, mais alors, que devient l’homme au costard bleu dans tout ça ?…

Les gars, mon enquête roule bien, mais il reste un drôle de jeu d’épreuves à développer, vous ne croyez pas ?

— Dites, Annette chérie… (Je l’appelle déjà chérie, ce qui veut dire quelque chose, non ?) Dites, Annette de mon cœur, velours de mes doigts, rose de mes nuits, ce type dont le coup de fil a motivé le brusque départ de votre boss, qui était-ce ?

— Je ne le connais pas, dit l’ingénue, mais il avait un accent particulier.

— Un Méridional ?

— Pas un vrai, il avait quelque chose d’étranger. Il a demandé à parler de la part de M. Triffeaut, mais il n’a pas parlé assez longtemps pour que je puisse me rendre compte vraiment…

Brusquement un point d’interrogation lui explose dans le citron.

— Pourquoi me posez-vous toutes ces questions, Antoine ? On dirait que la vie privée de Pauvel vous intéresse ?

Je n’hésite pas. Au lieu de nier, je fonce tête bouclée.

— Et comment qu’elle m’intéresse, mon cher cœur ! Lorsqu’on veut faire des affaires avec un homme, on est en meilleure position lorsqu’on connaît le dessous de son couvercle…

— Oh ! fait-elle, je comprends, c’est pour cela que vous m’avez invitée ?

Pas folle, la guêpe, hein ? Elle renifle ça toute seule avec son tarin délicat.

Heureusement, elle prend la rose en chiant comme dit Bérurier, elle me joue les petites filles modèles et le Mariage de Chiffon tout ensemble.

— Je vous défends de penser une stupidité pareille ! dis-je avec une gravité qui me coûte une crampe dans le mollet droit, car je suis obligé de me tordre le pied pour ne pas pouffer…

Ça la rassure, cette enfant.

Pour faire diversion, je lui glisse un mimi mouillé dans le cou.

Depuis son comptoir, Max m’adresse un clin d’œil rigolard. De ses deux mains écartées du corps et brusquement ramenées à lui, il décrit un geste éloquent. Il sait comment finira cette charmante soirée, lui. Des gars qui trimbalent des petits brancards comme Annette, il en voit tous les soirs dans son église. Des patrons avec leur dactylo en général. Ça commence par la langouste, et ça finit par la Cocotte sur canapé, recta ! Un coup de champ et je te connais bien…

Comme je laisse choir l’os à moelle, Annette en reprend, vite fait. Elle me tend sa bouche, une bouche fort appétissante, je dois en convenir, et je suis bien obligé de lui rouler mon patin sauce suprême !

— Je vous sers la pâtisserie ? s’inquiète Max, l’œil allumé comme une retraite aux flambeaux.

— C’est ça, approuvé-je.

Annette revient aux convenances…

— Ça n’est pas raisonnable, fait-elle.

Comme elles disent toutes ça, je ne relève pas.

— Vous êtes un grand polisson, ajoute cette tendre viande à emporter.

— D’ac, je lui dis, et vous, Annette, vous êtes la petite sœur Thérèse de retour sur terre…

Elle hésite à se fâcher mais prend le parti de rire.

Sur ce, Max s’annonce avec un truc en technicolor qui fait la pige à la couverture de Notre Table, le magazine de la bouffetance. Y a de tout là-dedans : de la glace à la vanille, de la crème au chocolat, de la frangipane, de la pâte d’amande et, en cherchant bien, un cheveu de Max.