Je retourne dans le troquet. Les voyous tristes continuent à s’offrir de la musique. Ils glissent dans le ventre de l’appareil illuminé toutes les pièces de vingt balles de l’établissement. Cette fois ils en ont terminé avec Johnny et ils se font distiller une vieille chanson de Mick Micheyl. La Mick, je la connais. On a presque été élevés ensemble. Si elle était laga, elle serait contente de s’entendre roucouler. Elle se dirait que son standing reste au beau fixe. Même qu’elle serait ravie de voir des demitroncs et des barbiquets d’eau douce lui détraquer la gargane. C’est ça la gloire !
— Vous avez oublié quelque chose ? me demande le barman, qui doit m’avoir à la chouette à en juger au sourire qu’il me virgule !
— Un jeton de téléphone, je dis.
Il m’annonce la rondelle sur le rade. Du doigt il me montre la porte du biniou. Je potasse mon carnuche-pocket pour repérer le tube de Mignon. Probable qu’il n’y a que pouic à ces heures de la noye, à la maison bourreman, excepté un lavedu quelconque qui ronfle sur le dernier numéro de Paris-Match. La permanence, ça s’appelle. Tu parles, Charles ! Enfin, on peut toujours essayer.
Chose inouïe, la sonnerie n’a pas fini de tinter à l’autre bout que ça décroche. Et, chose plus inouïe encore, c’est Mignon soi-même qui répond.
— Allô ! il beugle, qui est là ?
— San-Antonio… Dites, Mignon, vous faites comme le soleil sur le royaume de Charles Quint, vous ne vous couchez jamais ?
Il connaît pas l’histoire, Mignon. Dès qu’on fait un semblant de citation, il rentre ses antennes comme un escargot et fait le sourdingue.
— Quoi de neuf ? il coupe, plutôt défrisé.
— Des trucs : j’ai appris que la dame Permezel était la belle-sœur de Pauvel…
— Sans blague ?
— C’est comme j’ai l’honneur. M’est avis que ce zouave pontifical est mouillé jusqu’au baigneur. Je me demande ce qu’il maquille. Faudrait l’avoir à l’œil. Paraît qu’il va passer la nuit à son bureau de Villejuif. J’aimerais bien qu’on poste un perdreau dans les parages, une idée à moi ; vous avez un boy-scout sous la pogne ?
— Ben… c’te farce ! Vous croyez que je les couche à huit heures, mes polytechniciens ?
— Alors, envoyez-en un illico à proximité des établissements Marc Pauvel, y a intérêt.
— Bon.
— Comment se fait-il que vous soyez encore à la maison poulaga ?
— J’ai un client sérieux à interroger, au sujet d’une autre affure.
Je voudrais pas être à la place dudit client. A ces heures, il n’est pas doux pour l’huma, Mignon. Alors, il fait des infusions de phalanges, c’est son heure de distribution.
— Pas de nouvelles de l’homme au costar bleu ?
— Non, pas encore…
Comme je ronchonne, il intervient.
— M… vous allez vite, le signalement a été passé en fin d’après-midi, vous ne voudriez pas que… Faut attendre.
— Attendons…
Je vais pour raccrocher mais il me vient une idée :
— Hé, dites, Mignon, vous n’avez jamais entendu parler d’un certain Stefan Bolak ?
— M…, qu’est-ce qu’il devient, cet enfoiré ? s’écrie-t-il.
Je bondis :
— Sans char, vous le connaissez ?
— Ben alors ! Vous vous rappelez pas l’affaire Boniffet ?
Je sursaute. Mais oui, ça me revient dans la noisette : Boniffet, le banquier assassiné chez lui par une bande d’arcans qui lui avaient sucré ses lingots dans son coffre.
— Bolak en était ?
— Comme une fleur. C’est lui qui s’était chargé du coffre… Il a écopé cinq ans de dur. Il a bénéficié d’une remise de peine pour bonne conduite. On m’avait dit qu’il était allé se faire aimer en Amérique latine à sa sortie du trou…
— Faut croire qu’il a eu le mal du pays…
— Duquel ? se poile Mignon, l’est autant français qu’une équipe de France de football !
— Rien à signaler sur son barème ?
— Rien pour l’instant. Il a joué au con ?
— Je ne sais pas. Toujours est-il que Pauvel lui envoie des pneumatiques pour lui annoncer qu’une certaine chose sera prête à huit heures du mat…
— Quelle chose ?
— Si vous avez un bon fakir dans vos relations, faudra lui demander, moi j’en ai pas la moindre idée !
— Enfin, tenez-moi au courant.
— Evidemment.
Je raccroche, et j’attends un instant pour quitter la cabine. J’y suis bien pour gamberger à la situation. En sourdine me parvient la voix forte de la Mick… Ni toi, ni moi !
J’ai un léger coup de pompe, dame, après la partie de domino de tout à l’heure. Qui c’est qui n’aurait pas les flûtes en crêpe georgette ?
J’aimerais aller faire la brasse coulée dans mes plumes. Félicie a dû préparer mon pucier, régler le radiateur, arranger un peu de bouffetance dans la cuisine, toute prête pour l’estomac de son fils bien-aimé. Un coup de rouquin avant de se balancer dans le chanvre tissé, c’est radical. Ça vaut toutes les petites pilules pour la dorme !
Pourtant, un petit quelque chose me tire par la manche. Vous savez, mon lutin intime ? Le petit mec abstrait qui me jacte la voix de la raison quand j’ai envie de jouer au con. Pour le quart d’heure, il me dit à peu près ceci :
« Voyons, San-Antonio, tu sais, tu sens quelque chose qui se prépare, dans l’ombre, et tu voudrais te foutre au pieu comme un bon bourgeois ? Alors tu ne crois plus aux messages du destin, dis voir, chérubin ? Tu crois normal d’avoir trouvé ce pneumatique non posté ? Qu’est-ce qu’ils vont branler, les poulets, s’ils ne raccrochent pas les wagons sur les gentillesses du hasard ou de la Providence ? »
Je le chasse d’un coup d’épaule.
— Moule-toi, petit gland, je sais ce que j’ai à foutre, non ?
Agacé je sors de la cabine. Les voyous sont en train de mettre du Gilbert Bécaud comme s’il en vasait. Le disque brame à plein chapeau. De quoi s’enfoncer de la cire à cacheter dans les étiquettes, mais les petits gars font cercle pour mieux déguster. Peut-être qu’ils ont les portugaises ensablées, après tout ?
Je vais au rade écluser un ballon de raide. Puis je me prends par la cuillère et je m’emmène promener.
Comble de pétoche, il flotte. La baille pisse à gros paquets. Ce que c’est chiant. Je flanque un coup de saveur sur le cher Paris nocturne sous la flotte ! Une chouette image pour calendard des Peu-teu-teu ! De quoi faire rêvasser les Genevièves refoulées de la glande.
En rouscaillant je me propulse dans mon métro portable. Je me dresse rapidos un plan de la capitale. La rue Jean-Bouton, je connais ça… Si j’ai pas une tomate pourrie sous la coquille, elle doit se trouver tout près de là, vers le Diderot ?
Je mets le moteur en route. Docile il ronfle. Vous allez me dire que c’est l’heure pour le faire ? D’ac… je sais ; me remuez pas l’édredon dans la plaie.
Cette fois, du train où vont les choses, je suis vachement de la revue pour ce qui est du dodo !
Enfin c’est la vie, pas ?
Celle des flics en tout cas !
CHAPITRE XVIII
UNE SURPRISE
Il est plus d’une plombe lorsque je me radine au 12 de la Jean-Bouton Street.
Ça ronfle dans le secteur, excepté dans un troquet où des nordafs du patelin se farcissent le kif et se cognent les vieilles laitues refoulées par le Sébasto. C’est des drôles de tendeurs, chacun sait cela, les mistonnes en premier.