— Oui.
— Onze personnes, c’est pas le diable, fais-je… (J’ajoute tout en me fendant le parapluie :) Si l’on peut ainsi s’exprimer. Je suppose que vous avez la liste de vos fidèles quelque part ?
Il paraît très embêté.
— Mais non… Je… Et le secret…
— Le secret de quoi ? De la confession ou celui de polichinelle ? Allez, aboulez cette liste ou je vais devenir nerveux !..
Il hésite.
— Tu t’appelles Paul Brioux, fais-je simplement en le regardant.
Je ne lui en dis pas davantage. Il lit dans mes yeux son extrait de casier judiciaire. J’ai un peu potassé celui-ci avant de venir. Oh ! il est moins lourd que celui du docteur Petiot, mais on y trouve tout de même deux condamnations pour escroquerie et une petite pour chèque falsifié.
Il pense à tout ça, le Popaul. Et il se dit que les flics se permettent toujours des privautés avec des gars qui ont un casier sur leur porte-bagages. Comme le marron de tout à l’heure l’a laissé songeur, il veut éviter la bigorne.
Lentement il se dirige vers le placard qu’il a percuté et il en sort un cahier à couverture de moleskine noire.
Je le lui arrache des pognes et je le feuillette. Ça en dit long comme une concierge saoule ! Des noms, des adresses, des chiffres. De beaux chiffres ! Des chiffres montés sur le roulement à billes des zéros.
— M…, je soupire, ça rapporte le culte lucyférien, dis, mon mignon ! Ils le dorlotent, leur cureton, les fidèles ! Oh ! ma douleur, ce que tu enfouilles ! C’est pas vrai, dis, Popaul, c’est pas possible tant d’artiche ! Tu vas t’acheter le Rex ou la maison Potin avec tous ces fafs ?
Il secoue la tête.
— Ce sont les fonds de propagande !
— Oui, mon bijou… Elle est coûteuse, ta propagande : quelques images miteuses ! Le reste va à la propagande privée : celle de tes aises ! Tu les hypnotises ou quoi, les fidèles ?
Alors il se rebiffe.
Et il me déballe cette affirmation qui ne manque pas plus de sel que tout l’océan Pacifique :
— Je suis Pape !
J’en reste la bouche grande ouverte comme celle d’un égout. Puis, comme elle est ouverte, j’en profite pour rigoler.
— T’es pape, Popaul ! Faudra mettre ça sur ta carte d’identité : « Paul Brioux, pape. »
J’arrive pas à retrouver mon sérieux. Je me marre à en perdre le souffle. Faudra me jouer du Claudel pour me faire récupérer !
Il a trouvé le filon, ce gnace. Il exploite quelques riches cinglés, et, avec ses messes noires à la godille, il assure son avenir.
— Salaud, je fais, et dire que tu files deux jambes seulement à cette pauvre pourrie de tout à l’heure pour la faire foutre à loilpé devant tes cornichons !
Il recule, terrorisé.
— Aie pas peur, je veux plus te toucher, tu me débectes trop avec tes saloperies !
Je glisse son cahier sous mon bras.
— Bon, tu n’as rien à me dire au sujet des meurtres ?
— Que pourrais-je vous dire ? Je ne sais rien, monsieur le commissaire. Absolument rien !
— Tes fidèles, tu les connais, ils sont comment dans l’ensemble, rupins, hein ? Sans quoi ils ne t’intéresseraient pas…
Il a un geste affirmatif.
— Tu n’en vois pas un qui pourrait être atteint de la folie homicide dans le lot ?
— Non, ce sont tous des…
— Tu l’as dit, ce sont tous des… Je les ai vus au boulot pendant ton office, ils avaient tous des tronches à remplacer une pissotière au pied levé.
Je pointe un index brutal sur sa poitrine.
— Fais gaffe, Popaul, on t’a à l’œil. Et finis de chouraver le grisbi de tes fidèles ou sinon tu vas te retrouver derrière des barreaux avant longtemps !
Sur ce conseil judicieux, je me barre, le cahier noir sous l’aileron !
CHAPITRE III
MUTATION
Lorsque le grand patron me reçoit, Mignon, l’inspecteur principal de la Criminelle, est déjà là.
Mignon porte mal son blaze car il pèse près d’une tonne. Il est sanguin, jovial et élégant comme un mannequin de province. Il est de Saint-Flour et ça s’entend dans sa voix.
Les deux hommes se tournent vers moi d’un même mouvement et ont la même question :
— Alors ?
Je les salue d’un geste rapide.
— Je viens de la grand-messe lucyférienne, dis-je… C’est assez marrant.
Mignon a un petit rire de bébé dont on vient de « mieller » la sucette.
— J’aurais payé des jetons pour voir ça ! Est-ce que c’est salingue ?
Une toux discrète autant que réprobatrice du Vieux le rappelle à la décence.
— Même pas, fais-je. C’est plutôt triste…
Je jette le cahier noir sur la table.
— Le pape de cette religion est un certain Paul Brioux, repris de justice et ancien séminariste défroqué. Il a planté la religion catholique pour se mettre à son compte, et un coup d’œil à ce carnet vous montrera que sa petite industrie est rentable. Il pressure gentiment une douzaine de ballots et vit comme un coq en plâtre en finissant par se prendre au sérieux, comme tous les hommes exerçant une autorité morale.
Satisfait de cette pensée philosophique, je bigle mes interlocuteurs. Mignon me regarde avec une certaine admiration. Vous savez : l’air du gars qui se rend compte que son subordonné peut lui donner des cours du soir !
Le chef, bien entendu, est impavide, comme toujours. Ce gnace-là, faudrait être le docteur Schweitzer multiplié par Victor Hugo pour arriver à lui faire hausser un sourcil.
Je poursuis :
— Aux dires de Brioux, les deux victimes n’appartenaient pas à sa secte. Du reste je n’ai pas trouvé leurs noms sur le registre qu’en homme ordonné, le « pape » tenait à jour. Par ailleurs, il prétend ne pas les connaître…
Mignon feuillette le cahier noir.
— Vous avez fait du bon travail, une fois de plus, approuve-t-il. Et rapide ! Une chance que j’aie parlé de cette affaire à votre patron ; une chance aussi qu’il se soit rappelé que vous aviez des tuyaux sur les religions secrètes de Paris…
Le Vieux juge le moment venu de la ramener.
— Il est naturel de s’entraider dans le métier. Les luttes entre services sont stupides et jettent le discrédit sur notre profession.
Il a placé son petit couplet de morale et il est content. Son front aussi dégarni qu’une choucroute de restaurant pauvre se déplisse et paraît brusquement laqué. Il est d’un ivoire somptueux, aux reflets rosâtres. Exposé dans un grand magasin peau-rouge, il vaudrait des pions !
Je me lève :
— Eh bien ! vous avez les atouts en main, Mignon. C’est à vous de jouer maintenant.
Mignon m’en tend cinq qui ressemblent à une grappe de francforts.
Je presse ce pacson de bidoche avec os et je salue le Vieux.
Celui-ci me stoppe d’un mouvement brusque.
— Dites donc, San-Antonio ?…
Je le regarde.
— Patron ?
— Ça vous amuserait, cette affaire, plus ou moins… occulte ?
Mignon rougit.
— Ben, ça n’est pas de notre ressort, non ?
— Non, mais si le Principal Mignon a besoin de votre concours, je ne demande qu’à lui rendre service. Ce concours peut être précieux, affirme-t-il en se tournant vers mon collègue. San-Antonio connaît parfaitement ces étranges milieux très fermés…
— Mais, je serais ravi ! assure Mignon qui n’en pense pas un mot.
Ça lui fait mal aux seins de voir un zig des Services secrets s’abonner brusquement à son numéro. Il doit nous trouver envahissants.
Tout ça, il le dirait bien au Vieux, mais le Vieux n’est pas le genre de mec qu’on peut remiser. Il a une façon de vous rentrer d’un regard la jactance dans la gargane qui intimiderait un char d’assaut.