Au moment où je débouche dans la rue, j’ai l’idée de consulter mon oignon. Ma montrouze affirme six heures. Je n’en reviens pas. J’ai fait un drôle de séjour dans la purée, hein ? Cinq heures en tout, je viens de passer une drôle de noye. Notez qu’elle n’est pas encore finie…
J’ai des vertiges ; par moments des étincelles d’or font le grand soleil devant mes yeux, mais l’air me fait du bien. Je monte dans mon char en prenant soin de baisser les vitres. Envoyez-moi le simoun pour me rafraîchir un peu la frite. Je me découvre dans le rétro, pas frais du tout… J’ai le genre merlan laissé pour compte… Si mes admiratrices me reluquaient à cette heure, elles feraient changer leur numéro de téléphone !
Je mets le cap sur Villejuif parce que je voudrais tout de même dire deux mots à Pauvel. En voilà un qui me court sur les claouis avec toutes ses combines d’héritage à retardement et d’assurances falsifiées.
Son affaire, notez, je la pige admirablement. Son osier étant, par le machiavélisme de sa première femelle, suspendu à la vie de la mère Permezel, il était presque normal qu’il pare au coup du sort. L’astuce de l’assurance-vie, bien qu’étant vieille comme le préservatif molletonné, s’imposait… Il a corrompu Triffeaut. Celui-ci, tout compte fait, était bien le pauvre tordu que j’avais estimé au premier regard à sa photo. Pour l’avoir, il n’a pas eu recours à l’artiche, mais à la crédulité… Triffeaut, obscur et malheureux bougre, était bien le genre de patate à s’embrigader dans une religion secrète ! Pauvel connaissait Brioux, à travers lui, il a eu raison de l’honnêteté du petit assureur… Triffeaut faisait partie des lucyfériens. Si son nom ne figurait pas sur le carnet, c’est tout bêtement parce qu’après son assassinat, Brioux, prudent, avait supprimé la page qui lui était consacrée…
Maintenant reste à savoir pourquoi la bande… ou plutôt l’Organisation, a mis Brioux en l’air, Brioux qui était son allié ? Etait-ce pour isoler plus complètement Pauvel ou bien…
Je pousse un cri : Eurêka ! s’écrierait le docteur Schweitzer en confiant un pistolet à fléchettes à un négrillon. (Le négrillon du foyer, comme dirait… Dickens.)
On l’a ratatiné à cause de moi ! Probable qu’après mon intervention de dimanche à la mosquée privée de Brioux, celui-ci a eu sérieusement les chocottes. Il s’est dit que ça allait fumer pour sa poire et il a rendu ses billes. Seulement il en savait trop et…
Pardine, cette bonne pomme ! Après mon départ il a alerté ses copains et ceux-ci qui connaissaient sa couardise ont préféré lui faire avaler son extrait de naissance. Vite fait…
Tout en échafaudant ces hypothèses de complément, je parviens devant les « Etablissements Pauvel ».
Pourvu qu’il soit là, le boss ! Je ne suis pas curieux, mais j’aimerais bien savoir — non seulement pourquoi les femmes blondes — mais aussi ce que l’industriel refusait aussi farouchement à la bande Bolak pour que celle-ci use de moyens de pression aussi violents !
La rue est engourdie dans l’aube. Il fait encore nuit, mais déjà l’éclat des lampes pâlit.
Çà et là, des ouvriers à bicyclette passent, emmitouflés dans du mouton.
J’avise une silhouette sous un porche, près de l’entrée de l’usine. La silhouette d’un homme qui guette. Sans doute est-ce le boy-scout que Mignon a dépêché ici sur mes conseils ?…
Je décide de demander au gars ce qu’il a vu. Il peut m’apprendre des choses intéressantes, faut vérifier…
Je m’approche de lui et j’ai la surprise de découvrir Georgel. Un Georgel frigorifié, verdâtre, avec le nez rouge, les yeux embués et une morve du style stalactite.
— Et alors ? je m’exclame.
— Je démissionne, aboie-t-il… C’est pas une vie ! Je dormais, le commissaire me téléphone de venir prendre la planque ici sous prétexte que je connais Pauvel ! Voilà cinq heures que je fais le con, avec un pardosse demi-saison… C’est plus un métier. Si je veux me suicider, j’ai un pétard, ça va plus vite et on n’a pas le temps de penser…
— Bon, lui dis-je, t’as le feu sacré…
— Foutez-vous de moi !
— Allons, Georgel, pense que je suis ton supérieur, tant sur le plan hiérarchique que sur celui de l’intelligence…
Il admet. Aux subalternes faut toujours parler le langage énergique des chefs, de ceux qui crient : « En avant » et qui braquent leurs jumelles pour voir évoluer la vague d’assaut.
— Quoi de neuf ?
— Pas grand-chose… Vers deux heures un type est venu…
— Un petit, large d’épaules ?
Il est stupéfait.
— Comment vous le savez ?
— J’ai un petit doigt qui me dit tout ! Ensuite ?… Il est entré comment ?
— Il a sonné. Quelqu’un lui a ouvert…
— Pauvel ?
— J’ai pas pu voir, d’ici on ne plonge pas à l’intérieur…
— La visite a duré longtemps ?
— Lali-lala…
— Excuse-moi, je comprends pas le papou.
— Ben… un quart d’heure, à peu près…
— Et après ?
— Le type est reparti…
— Seul ?
— Oui.
Je réfléchis un bref instant.
— Ecoute, Georgel, écoute bien… Lorsque le mec a filé, avait-il un paquet, ou quelque chose sur le bras qu’il n’avait pas en arrivant ?
— Tiens ! Oui, dit Georgel… Il est parti avec un machin argenté à la main… De loin j’ai cru que c’était un motif de cheminée… C’est idiot hein ? Il l’a mis dans sa poche… C’était dur à rentrer… Puis il est remonté dans sa bagnole…
— Quelle voiture ?
— Une Aronde noire…
— Tu as noté le numéro de la guinde ?
Il se trouble.
— Ben… non… On m’avait dit de surveiller Pauvel…
— Georgel, assuré-je, tu as autant d’esprit d’initiative qu’un suspensoir désaffecté…
Il baisse la tête.
— Le paquet, l’objet, du moins, était gros ?
— Non, comment vous dire… comme ça !
Il écarte ses mains de vingt centimètres…
— Tu n’as aucune idée de ce que ça pouvait être ?
— Je vous dis : un dessus de cheminée…
Je caresse mon crâne protubérant.
— Tu me fais mal au caillou. Tiens, viens plutôt avec moi, on va demander ça à Pauvel… Il est toujours là ?
— Je ne l’ai pas vu ressortir…
Nous traversons la rue et escaladons les deux marches accédant à la porte. Celle-ci n’est pas fermée… La lumière brille dans le hall. Nous nous dirigeons vers le burlingue de Pauvel. Georgel ne risquait pas de le voir sortir : il est étendu en travers de son bureau avec la moitié du crâne enlevée.
Bolak a dû ramasser le « silencieux » de Colombani avant de sortir !
CHAPITRE XXII
UN SALE QUART D’HEURE
Oui, il a dû le ramasser, le pétard aux confidences, celui qui chuchote la mort à l’oreille des bonshommes. Et il s’en est servi de façon impec… Enfin, impec pour l’usage qu’on fait d’ordinaire de ces sortes d’engins.
La bastos qu’il a tirée devait être fille unique. Pas besoin de gaspiller la quincaillerie quand on est un tireur de cet acabit. Pauvel l’a ramassée en plein bocal, vite fait, et il a eu droit à sa petite paire d’ailes immédiatement assujettibles…
— Il est pas beau à regarder, note pertinemment Georgel…
— T’as raison, je renchéris, c’est pas panoramique…
Je me mets à explorer le bureau… J’ouvre les classeurs, les tiroirs, les chemises, les parenthèses… J’ouvre tout y compris mes châsses, mais je ne découvre rien d’intéressant… Il y a là une correspondance d’affaires, des dossiers d’affaires, un vrai charabia qui me fait bâiller et me prouve que j’aurais déposé mon bilan en cinq sec si je m’étais lancé dans la vente en gros du bouton de jarretelle à pédale. Ce monde des affaires est pour moi aussi totalement inconnu que celui des poissons qui ont trois nageoires, une grande barbe verte, des cors aux pieds et qui vivent dans la troisième fosse océanique à droite, en débouchant dans la mer Caraïbe.