— Inutile, fais-je pourtant en tâchant de sourire.
— Je crois que ce serait préférable, insiste-t-il, en appuyant sur les mots.
Son regard est lourd comme une serpillière mouillée, et moins engageant.
Je file un coup de saveur au Georgel comme en examine un bourrin lorsqu’on est maquignon.
Il est plutôt débecquetant, l’inspecteur, avec ses yeux de cocu au courant, ses pellicules et ses chailles jaunes.
Je prononce le mot qui concorde le moins avec ma pensée :
— Parfait, dis-je… Parfait…
Je serre la paluche de Mignon et je me tourne vers Georgel.
— Allez, lui dis-je. Hue !
CHAPITRE V
SUR LES TRACES D’UN HOMME PONDÉRÉ
Trimbaler avec soi une enflure pareille équivaut à conduire en laisse un mulot apprivoisé.
Il se laisse traîner, Georgel. Toute sa réprobation lui grimpe dans le masque et on a l’impression qu’il a passé ses deux flûtes dans la même jambe de pantalon, à en juger par son allure.
— Où qu’on va ? demande-t-il.
Je réprime l’envie qui me vient de lui foutre un paquet d’osselets sur le coin du cassis.
Je ne réponds pas à sa question, car je suis dans ce qu’on appelle l’expectative. C’est un patelin où il ne fait pas bon s’éterniser lorsqu’on est flic, vu le prix de la taxe de séjour.
Je fais quelques pas jusqu’à ma bagnole, j’y grimpe et j’attends que mon condensé de vinaigre la contourne.
Lorsqu’il a posé son pauvre derrière sur la banquette voisine, je lui fais :
— On pourrait rendre une petite visite à Mme Triffeaut ?
— J’y suis déjà-t-été, fait-il avec son sourire supérieur.
— Eh bien ! je peux y aller n’aussi, riposté-je sèchement. C’est où, la crèche de cette petite veuve ?
— 117, rue de la Gaieté !
— O.K., j’adore Montparnasse.
Habiter rue de la Gaieté lorsqu’on a un visage comme celui de la veuve Triffeaut, c’est une gageure.
C’est elle qui m’ouvre la lourde. Imaginez une sauterelle noire, maigre, malade, aux yeux enfoncés, aux joues creuses.
Elle va pour me demander ce que je désire, mais elle reconnaît Georgel.
— Ah !.. soupire-t-elle en s’effaçant pour nous laisser entrer.
S’effacer ne lui est pas difficile. On sent qu’elle n’a fait que ça toute sa chienne de vie. A force de s’effacer, il ne reste presque plus rien d’elle. Elle s’est diluée peu à peu dans la grisaille de son appartement. Un de ces jours elle oubliera de s’habiller, et elle disparaîtra pour tout de bon.
Nous la suivons, lugubres, dans une salle à manger sentant le petit bourgeois malade.
Un chiare de deux berges se traîne le fignedé sur une carpette miteuse en broutant un morceau de pain d’occasion.
Je regarde le tableau : la veuve sur le point de canner, le mouflet dont l’avenir se lit sur les murs au papier pisseux, les meubles qui se sont longtemps crus opulents…
— Il est gentil, fais-je culment en caressant la joue du lardon.
— Ses frères sont à l’école, murmure la femme.
Elle ajoute :
— Asseyez-vous.
Puis, tristement :
— Excusez le ménage, mais je suis si désemparée… Avec ça malportante… Si… Si cette chose affreuse ne s’était pas produite, je serais partie la semaine prochaine en Savoie pour me remonter, on devait prendre une bonne…
Elle chiale. Ça, c’est normal. Je regarde Georgel. Pas plus ému qu’un huissier procédant à une saisie, le gars ! Assez réconforté par les larmes d’autrui, même… Ma sympathie pour lui s’accentue.
— Je m’excuse de venir vous ennuyer, dis-je maladroitement. Je comprends votre chagrin, madame Triffeaut, et croyez que ça n’est pas de gaieté de cœur que je…
Je stoppe.
« Allons bon, me dis-je, San-Antonio, te voilà bon pour faire une carrière chez Borniol comme maître de cérémonie. »
— L’inspecteur Georgel que voici…
(Ricanement de l’inspecteur Georgel.)
— … vous a déjà longuement interrogée, mais j’aimerais compléter cet interrogatoire…
— Faites, dit la malheureuse en prenant son morveux sur ses genoux cagneux.
Je me recueille :
— Madame Triffeaut, vous avez déclaré que votre mari n’avait pas d’ennemis, je veux bien le croire. Mais quelqu’un avait-il intérêt à ce qu’il disparût ?
— Oh ! non, soupire-t-elle…
— Il n’avait pas de fortune ?
— Rien… Les meubles, la voiture, et une assurance-vie de quarante mille francs. Voilà ce qu’il me laisse…
— Evidemment…
C’est chétif et ça ne suffit pas pour élever trois garnements. Quatre briques, ça ne représente pas le salaire annuel du défunt. Elle va les avoir à la caille, la bonne dame, pour joindre les deux bouts. Avec ça, locdue comme elle est, elle ne peut guère espérer tomber un riche financier.
— Quel genre d’homme était-ce ? Ordonné, je suppose ?
— Très…
— Il devait noter ses rendez-vous, non ? Dans sa profession c’est indispensable.
— Bien sûr…
— On vous a rendu ses objets personnels ?
— Oui.
— Pouvez-vous me remettre son carnet ?
Elle se lève et sort de la pièce en traînant ses pantoufles harassées sur le parquet.
— Je vois ce que vous voulez, dit Georgel, sarcastique en diable. J’y ai déjà songé. Ses rendez-vous du jour, vous pensez que c’était la première chose à faire ! Au moment où il a été tué, il avait déjà vu deux clients… J’ai rendu visite à ceux-ci, ce sont des industriels de Villejuif… Absolument rien à signaler.
Je sais qu’avant la fin de la journée, il dégustera une compote de marrons de ma composition, Georgel. Même le saint curé d’Ars lui filerait une toise s’il était à ma place.
La veuve revient avec le carnet d’adresses. Je l’ouvre à la date du 16. C’est un Hermès. On s’y repère facile.
Je lis, rédigé d’une petite écriture serrée :
« 9 h 30. Relignat, Villejuif, 10 h 30, Perrot, Villejuif… 11 h 30, Pauvel, Villejuif… 15 heures, Martin, Epinay. 16 h 30. Filliou, Epinay… 18 heures, Moricet, Epinay…
— Et alors ? fait Georgel… Ça vous apprend quelque chose ?
— Ça ne m’apprend rien, fais-je, mais ça m’amène à me poser une question. Et dans notre job, les questions, c’est pour ainsi dire la matière première…
Il fronce ses sourcils jaunis.
— Quelle question ?
— La lecture de cette page de carnet nous montre que Triffeaut avait groupé ses rendez-vous : le matin Villejuif, l’après-midi Epinay. Il a été assassiné à onze heures dix exactement à l’Opéra. Il n’avait rien à y faire…
Je me tourne vers la veuve :
— N’est-ce pas ?
— Evidemment. Moi, ça m’avait surprise qu’il soit dans le Centre alors qu’il n’avait rien à y faire…
— Ça surprendrait n’importe qui, assuré-je en regardant Georgel.
Il rougit et détourne les yeux.
— Après son second rendez-vous, il a foncé à l’Opéra ; a-t-il décommandé le troisième client de Villejuif ?
Georgel hausse les épaules.
— Tu ne t’es pas occupé de ça ?
Il fait non.
Pour sa défense, il explique :
— Comme il a été buté z’à onze heures, je ne me suis pas inquiété de ses rendez-vous d’après. Faut z’être logique.
— Justement, faut être logique ; sa matinée étant organisée à Villejuif et Triffeaut habitant Montparnasse, qu’est-il allé fabriquer à l’Opéra à onze heures ? That is the question !