— Vous n’avez aucune suggestion à faire, madame ?
Elle secoue la tête.
— Oh ! non. Je ne comprends rien à tout cela, mon mari était si ponctuel, si ordonné…
J’arrache la page de l’Hermès concernant le 16.
— Conservez le reste précieusement, fais-je. Ça peut servir… Votre mari travaillait pour plusieurs compagnies, n’est-ce pas ?
— Oui… l’Union, l’Urbaine et à la Prévoyance.
Je prends note.
— Autre question… délicate, madame Triffeaut, très délicate…
Elle a pigé. Elle secoue encore sa tête éplorée.
— Je vois ce que vous voulez me demander… Non, mon mari était sérieux, il n’avait pas de maîtresse…
Elle rougit, esquisse un petit geste timide et dit :
— Enfin… Je sais bien qu’une épouse n’est jamais sûre de rien, mais Antoine était très pondéré, très sérieux. Il rentrait à heures fixes. Notez que dans sa profession c’est plutôt rare.
— En effet.
— Il aimait les gosses ; il bricolait…
Elle me montre une lampe confectionnée avec une bouteille de chianti.
— Sa manie, c’était de fabriquer des lampes, comme ça… Il en faisait pour tout l’immeuble !
— Je vois, fais-je, j’ai un copain comme ça, il fabriquerait des lampes avec n’importe quoi : une dent creuse ou un bandage herniaire, c’est une manie, en effet.
— Comme Antoine…
Je me lève.
— Eh bien ! il ne me reste qu’à m’excuser une fois encore, madame Triffeaut. Si j’ai d’autres questions à vous poser…
— Revenez quand vous voudrez.
Une fois dans l’escalier, toujours suivi de Georgel, je récapitule : un homme ordonné, sans ennemis, sans maîtresse ; un brave père de famille, un bricoleur…
Un pauvre mec qui, toute sa vie, a respecté les lois, les morales et les autres ! qui a suivi un horaire et marché avec le calendrier… Et cet homme, brusquement, entre deux rendez-vous, sacrés pour lui, puisque ce sont des rendez-vous d’affaires, cet homme lâche sa petite tournée et va à l’Opéra. Il remise sa voiture dans un parking et là, entre deux voitures, se fait trouer la peau par un inconnu.
Je me gratte le crâne.
Georgel prend ça pour du découragement.
Entre ses dents, il chantonne du Mariano pour noces et banquets.
Je l’interromps net.
— Georgel !
— Ouais ?
— Georgel, as-tu des amis sincères ?
Il est déconcerté. Il s’arrête une jambe en l’air, comme un héron.
— Ben, pourquoi pas ?
— Ils ne t’ont jamais dit que tu avais une gueule de raie ?
Il ouvre la bouche, les yeux, le rectum et secoue la tête d’un air méchant.
— Merci, dit-il enfin…
CHAPITRE VI
UNE IDÉE… COMME ÇA !
Jusqu’ici ça se présente plutôt mal, vous en conviendrez. Je me charge officieusement d’une affaire embrouillée, au milieu de l’hostilité de mes collègues de la Criminelle, tous prêts à me scier ; et ce, sous le prétexte fallacieux que je connais les religions secrètes de la capitale ! Alors qu’il n’existe probablement aucun lien entre les deux victimes et la secte des lucyfériens !
Un comble, vous avouerez !
Georgel, maintenant, marche deux pas derrière moi. Il rumine sa rancœur et grince des dents comme les traîtres des tournées Chose. Traîner un boulet pareil, c’est navrant. Je décide de l’oublier et, parce que je suis un mordu du mystère, je pense à l’affaire.
Il y a deux victimes très distinctes. Ces deux victimes ne font peut-être pas partie de la même histoire. La dame Permezel et le sieur Triffeaut ont fort bien pu être butés par deux assassins différents. Le seul lien qui les rattache, ce sont les images hérétiques découvertes sur eux. Oui, ce sont ces deux petites gravures qui ont amené instinctivement la police à grouper les deux cas. Donc, le plus sage est d’enquêter d’abord sur l’un, puis sur l’autre.
En conséquence, je décide de « vider l’abcès Triffeaut ».
— Si je vous gêne, fait Georgel, faut le dire tout de suite, commissaire, je retournerai à la boîte.
Je le regarde bien en face.
— Ecoute, bonhomme, je crois en effet que nous avons intérêt à mettre les points sur les i : je conçois que ma participation à l’enquête te vexe. Je n’y suis pour rien, chacun son job, c’est ma devise. Mais j’ai des supérieurs comme toi et je ne fais que leur obéir. Alors, ou bien tu prends les choses gaiement et nous sommes potes, ou bien tu continues à faire cette tranche de raie et tu vas te faire foutre !
Voilà qui est parler net. On a toujours intérêt à étaler ses brèmes.
Il hausse les épaules en prenant place à mes côtés, dans ma tire.
— Je vous fais pas la gueule, proteste-t-il avec la meilleure mauvaise foi du monde.
— Alors O.K…
Je décarre et roule jusqu’au boulevard Montparnuche, une fois là je prends à gauche, en direction de la rue de Rennes.
Je stoppe devant un bureau de poste.
— Va te potasser le Bottin, dis-je à Georgel… Cherche l’adresse de Pauvel de Villejuif, que Triffeaut devait rencontrer à onze heures et demie le jour de sa mort…
Le maigrichon bilieux disparaît dans l’honorable succursale des P.T.T. J’en profite pour allumer une gitane et pour m’huiler un peu la gamberge.
J’imagine le Triffeaut dans son appartement, en train de confectionner des lampes au milieu de sa marmaille et à l’ombre de sa triste bourgeoise.
Un petit bonhomme paisible, résigné.
C’est ça : résigné !
La résignation c’est la force des humbles, des ratés, de ceux pour qui la vie ne se donne pas la peine de truquer. En général il n’arrive jamais rien d’extraordinaire (comme un assassinat) à ces gens-là. Ils cannent de la vésicule, à la guerre ou dans un accident de moto… Un point final, c’est tout ! Pas de destin hors série. Le leur vient d’Uniprix, et ils en font bon usage, les chéris… Ils l’habillent chez Esders, le chaussent chez André, l’emmènent au ciné le samedi soir, et au terrain de camping de Villennes le dimanche après-midi… Et pourtant, Triffeaut, le doux, le tendre bricoleur, a eu une mort mystérieuse, une mort qui a fait sensation et a justifié sa bouille sur deux colonnes à la Une du Parisien Libéré.
C’est bizarre, ça me tarabuste…
Je balance un mégot, royal pour un ramasseur de clopes, par la portière et j’interroge du regard Georgel qui radine.
— J’ai l’adresse, murmure-t-il.
Il sort un bout de papier crasseux de sa poche.
— Pauvel, mécanicien de précision, 146, rue du Général-de-Gaulle.
— Une rue qui a dû s’appeler Maréchal-Pétain, dis-je, car décidément je suis porté sur l’amertume ce matin…
— Je ne sais pas, fait Georgel.
On démarre en direction de Villejuif. Georgel pue des pieds. C’est courant dans la police.
Subrepticement, car il ne faut jamais vexer personne, j’abaisse la vitre de mon côté afin de renifler un coup d’air.
Un mur repeint en crème, une porte vitrée, peinte en vert espérance, et des caractères dorés, en relief, qui clament aux passants « Etablissements Pauvel »… C’est là…
Nous pénétrons dans un hall sentant la machine à écrire et la dactylo bien entretenue.
Une souriante jeune vierge passe par un guichet un minois qui ferait damner un saint.
— Messieurs, roucoule-t-elle.
Le Pauvel sait choisir son personnel féminin. Une pépée comme ça vous met tout de suite dans l’ambiance et vous prédispose bien en faveur des « Etablissements Pauvel ». On a envie de s’acheter douze slips à changement de vitesse en contemplant une semblable beauté.