Frédéric Dard
Cette mort dont tu parlais
Pour Jean COCTEAU ce tissu de mensonges.
Affectueusement.
CHAPITRE PREMIER
Je n’ai pas été déçu — au contraire — en visitant la maison que j’avais achetée depuis Bakouma (Oubangui-Chari) par le truchement d’une publication spécialisée dans les petites annonces.
Du reste, l’ancien propriétaire m’avait adressé un lot de photos mal tirées grâce auxquelles je m’étais fait une idée approximative de l’endroit. La réalité était même mieux que les fruits de mon imagination. Sur les photographies on voyait la maison blanche à un étage, le jardinet qui la ceignait, le poste d’essence au bord de la route avec la petite guérite vitrée pour l’huile… On voyait même mon prédécesseur et, franchement, ça n’était pas ce qu’il y avait de plus esthétique dans le panorama. Il s’agissait d’un petit homme ventru et triste avec des bajoues affaissées et un regard qui semblait poser des questions insolubles.
Je ne l’avais jamais rencontré, car, je le répète, tout s’est fait à distance.
Il vendait parce qu’il était veuf, du moins c’est la raison qu’il m’a donnée dans sa première lettre. Il y joignit les photos dont je viens de parler, plus le montant de son chiffre d’affaires certifié conforme par un notaire. À vrai dire, c’était modeste. Mais, pour moi, la vente de l’essence sur cette route perdue de Sologne était une espèce de superflu destiné surtout à justifier ma bien précoce retraite. Je n’avais que trente-six ans et, bien que mes ressources me le permettent, j’éprouvais quelque scrupule à m’avouer rentier.
Je revenais d’Afrique avec le foie malade et beaucoup d’illusions en moins. Pourtant, il m’en restait assez pour que je puisse croire au bonheur dans la solitude.
Sous l’infernal soleil qui donne sa lumière au sol de l’Oubangui, j’avais rêvé de ce calme paysage solognot, avec ses petites routes blanches qui semblent mener à des séjours heureux, ses bois aérés, ses étangs mélancoliques comme des nuits d’automne.
Il y avait une jolie barrière blanche autour de la maison. Une allée semée de graviers menait du poste d’essence à la demeure dont les proportions m’avaient ravi. Elle était basse, trapue et pourtant allégée par ses larges fenêtres à petits carreaux…
Pour un type qui revenait de Bakouma, ça ressemblait tout à fait au paradis, du moins à l’idée que s’en fait un garçon souffrant d’une indigestion de nègres.
J’ai stoppé l’auto sur le trottoir de béton de la pompe à essence. Des pissenlits hardis poussaient au pied de la colonne. En quelques mois, les mauvaises herbes avaient dévoré les pelouses dont on ne décelait presque plus les contours géométriques autour de la maison.
La barrière de bois fermait par un simple verrou. J’ai passé la main par-dessus le portillon pour le tirer. Il était rouillé et il a produit un bruit acide, terriblement aigu, qui a fait s’envoler un gros oiseau aux plumes grises, perché sur l’avancée du toit.
Les araignées avaient déjà mis les scellés sur la porte de la maison. D’une poussée je l’ai ouverte. Je m’attendais à une odeur de renfermé, d’inhabité, mais au contraire la maison sentait le bois vernis.
Il y avait un assez grand hall badigeonné de blanc avec, tout au fond, l’amorce de l’escalier. À gauche, une vaste salle de séjour pourvue de trois fenêtres, à droite un petit salon et la cuisine…
L’absence de meubles ne parvenait pas à attrister ces pièces baignées d’une tendre lumière.
Je suis monté au premier et j’ai visité les trois chambres mentionnées sur l’acte de vente. Elles étaient gentiment tapissées avec du papier à fleurs. Ce sont elles qui m’ont fait comprendre pourquoi cette maison vide avait l’air joyeux : elle était remise à neuf.
Quand mes meubles sont arrivés, le lendemain, elle m’a paru un peu moins pimpante car mon mobilier, lui, est ancien. Ça n’est pas de l’ancien rustique et gentil, façon auberge, mais du vrai ancien de style avec pedigree, de l’ancien solennel et gourmé, qu’un long séjour dans un garde-meuble n’a pas humanisé. J’aurais dû le bazarder, bien sûr, mais il me venait de ma mère et sur le coin droit de la vieille horloge normande une série d’encoches superposées marquent les étapes de ma croissance.
J’ai passé une huitaine de jours à chercher des emplacements pour ces pièces de musée et à les y traîner. Une fois que tout a été installé et que la maison a été archimeublée, elle a commencé sérieusement à me sembler vide. J’étais plus perdu entre ses murs qu’au milieu de la brousse que je venais de quitter. Le soir surtout, ma solitude me tombait sur le dos comme les mille dards d’une douche glacée. J’essayais de lire sans parvenir à coordonner les idées de l’auteur. Chaque phrase me paraissait étrangère à celle qui la précédait… De plus, je ne pouvais dormir. La paix qui m’enveloppait rompait tellement avec les nuits fracassantes de Bakouma qu’elle m’était insupportable. Aucun bruit n’est plus intolérable que le sifflement continu du silence. J’avais les nerfs à vif… Alors je me relevais et j’allais me gorger de clair de lune, au bord de la route. La vie furtive de la forêt environnante calmait un peu mon angoisse. Lorsque j’étais hors de ma demeure elle m’acceptait un peu, me semblait-il, mais une fois dans ma citadelle, les échos et les murmures touffus ne me parvenaient plus, j’avais l’impression d’être prisonnier.
Parfois, un automobiliste à court d’essence envoyait des graviers dans mes volets, pour me tirer du lit, pensant que je pourrais lui fournir du carburant. Je prenais la peine de lui expliquer que la citerne était vide, mais il ne me croyait pas et me criait des injures. Malgré ça, je n’étais pas pressé de remettre la pompe en activité. J’avais toujours été un garçon consciencieux et je savais qu’une fois l’affaire redémarrée j’en serais esclave. Or j’avais besoin d’aller jusqu’au bout du confortable ennui qui me rongeait.
Mes journées étaient lentes et vides. Je me levais tard, me confectionnais un Nescafé (vieille habitude coloniale) et, sans m’être lavé ni rasé, j’allais me promener dans les bois… Ce qui me plaisait en eux, c’était précisément l’absence de ce qui les fait en général aimer.
Ici, les arbres étaient clairsemés, le sol sableux ignorait la mousse et ne tolérait qu’une végétation chétive qui me rappelait un peu la Provence. Je m’asseyais sur quelque fût pour écouter le vol lourd d’oiseaux que je ne reconnaissais plus et dont le plumage me paraissait bien terne à côté de ceux que j’avais quitté en Afrique. Ensuite je regagnais mon logis pour faire ma toilette, j’allais prendre mon repas de midi dans un petit bistrot de campagne à deux kilomètres, sur la route. L’établissement était tenu par une grosse femme suifeuse qui sentait le rance et que je soupçonnais de lever un peu trop le coude. Elle parlait avec volubilité, de tout, de rien et de gens que j’ignorais. Mais j’aimais son bistrot tapissé avec un attendrissant papier peint ; j’aimais les calendriers-réclames, les vieux chromos pompiers, et les trophées de chasse ridicules qui « décoraient » les murs.
Sa cuisine n’était pas mauvaise, son vin se laissait boire… Chez elle, le temps signifiait quelque chose. Il coulait majestueusement et chaque minute valait son pesant de secondes.
Je restais là une partie de la journée, buvant peut-être plus que de raison, au grand mépris de mon foie. Il nous arrivait de jouer aux dames, la cabaretière et moi. J’étais un piètre adversaire, mais elle était contente de gagner, Valentine. Et nous arrosions copieusement ses victoires. Une promenade… Et puis le repas du soir concluait cette journée, du moins sa partie collective. Après commençaient les longues veilles dont j’ai parlé plus haut.