— Eh bien ! a fait Mina en montrant les esquisses détériorées, que s’est-il passé ?
Il avait un regard fiévreux. Une touche de vermillon illuminait ses pommettes.
— Il ne s’est rien passé, il se passe ! Il se passe que je suis un pauvre type !
— Veux-tu bien te taire !
— Je n’ai pas plus de talent qu’un barbouilleur de cartes postales !
Je me suis approché de lui, intrigué. En me baissant pour ramasser les feuilles de bristol, j’ai respiré son haleine : elle était chargée de remugles d’alcool.
Ça m’a déconcerté, car la cave à liqueurs se trouvait dans l’autre pièce. Il avait bu ; pourtant aucune bouteille ne se trouvait à portée de main. Ça signifiait qu’il était allé boire de l’autre côté du couloir ! Donc, il pouvait se déplacer… Et cependant il affirmait être dans l’impossibilité de se tenir debout. Jouait-il la comédie ?
Je n’ai rien dit devant sa mère afin de ne pas l’affecter. J’ai regardé ses gribouillis. Il avait essayé de composer une nature morte. Il avait choisi une cithare et une bouteille de chianti pour modèles. Naturellement, au lieu de les traduire avec son propre tempérament, il était allé chercher des complications géométriques idiotes. Ça n’avait pas la moindre classe.
— Alors, monsieur le professeur, a-t-il ricané, qu’en pensez-vous ?
Mina venait de sortir. Dominique me regardait d’un air méchant. Il semblait m’en vouloir, je me demandais bien pourquoi…
— Vous avez bien fait de déchirer ça, ai-je déclaré froidement. C’est mauvais, en effet…
Il est devenu blême et les deux taches pourpres de ses pommettes ont viré au violet.
— Alors vous pensez que je n’ai pas de talent ?
— Je ne pense rien, c’est vous qui le dites, Dominique… Moi, je suis un candide, je crois toujours ce que me disent les gens.
Il a paru tellement désemparé que je suis revenu à de meilleurs sentiments. Après tout, je ne pouvais pas lui en vouloir d’exister.
— Travaillez, mon vieux, lui ai-je conseillé. Si c’était facile de brosser une bonne toile, tout le monde achèterait des pinceaux.
CHAPITRE VI
Le lendemain le malaise de Mina semblait avoir disparu. Elle était reposée et même enjouée. Elle a insisté pour que nous allions le matin même mettre nos affaires en ordre. Ne voulant pas la contrarier, j’ai souscrit à son désir. Désormais, j’allais vivre dans la crainte de la voir terrassée par une crise cardiaque. J’allais scruter son visage comme le pêcheur scrute l’horizon pour voir si quelque grain ne le menace pas… Ça faisait peu de temps que je la connaissais, mais elle m’était plus chère qu’une vieille compagne. Maintenant que je pense à ce phénomène qui m’a jeté dans ses bras, je comprends que ma vie précédente m’y avait conduit tout droit. J’avais vécu sans famille, sans amis, loin de la France, dans un pays où les préoccupations, les occupations même sont différentes… Ma carapace d’homme casanier ne demandait qu’à éclater.
C’est pourquoi l’être qui se tenait à mes côtés bénéficiait de ce gigantesque trop-plein d’amour inemployé.
Tout en conduisant, je la regardais en biais. Très sincèrement, je me demandais ce qui pouvait bien me séduire dans cette femme au maintien sévère… A priori, elle ne faisait pas pin-up du tout.
Mieux valait ne pas analyser la chose… C’était ainsi et j’étais parfaitement heureux.
Nous sommes allés à Orléans. Mina n’était pas fixée sur le choix d’une compagnie d’assurances. Nous avons choisi une société réputée et Mina a insisté pour qu’on établisse l’acte d’assurance immédiatement. Son insistance a vaguement surpris l’agent du cru. Lorsqu’il a su que j’étais le bénéficiaire, il s’est mis à me regarder d’un œil indéfinissable. Je ne sais trop ce qu’il s’imaginait. Peut-être que j’avais des projets homicides moi aussi, tout comme mon prédécesseur. C’était du reste très pénible, ces formalités. Mina paraissait radieuse. Son geste avait quelque chose d’émouvant. Elle a payé la première prime de ses propres deniers et quand tout a été fait, elle a poussé un grand soupir.
Dans l’escalier de la compagnie, nous nous sommes embrassés.
— Maintenant, a-t-elle déclaré, je suis soulagée… Il me semble que je vais vraiment profiter du temps qui me reste à… à t’aimer…
— Bon, mais auparavant, je dois voir un notaire, Mina…
— Pourquoi faire ?
— N’avons-nous pas décidé que je testerais en faveur de ton fils ? Je ne comprends pas les choses autrement…
— Mais rien ne presse, Paul… Tu as du temps devant toi, mon chéri…
J’ai haussé les épaules.
— Du temps ! Qui peut affirmer qu’il a le temps de mourir ? Puisque nous liquidons ces questions mesquines, liquidons-les vraiment.
— Comme tu voudras…
Il nous a fallu la journée pour nous mettre à jour de ces corvées paperassières. Lorsque nous avons été de retour à Ronchieu, il faisait nuit. Mina avait acheté de la charcuterie et un poulet pour le dîner. Tandis qu’elle préparait le repas, je suis allé trouver Dominique. Cette fois, il était complètement ivre. Il ne subsistait pas le moindre doute sur ce point. J’étais certain qu’il se levait en notre absence. Ça m’a flanqué un coup de sang. Cet oisif qui venait jouer les blessés pour se faire dorloter allait avoir de mes nouvelles en attendant mon héritage.
— Comment va votre cheville ? ai-je questionné en me retenant de lui aboyer ma question au nez.
— Couci-couça…
Il pouvait à peine parler.
— Eh bien, je vais hâter votre guérison, mon vieux !
J’ai pris un côté du lit à pleines mains et je l’ai renversé. Il s’est relevé, furieux.
— Qu’est-ce qui vous prend ! En voilà des façons…
Je ne pouvais plus me contenir.
— Espèce de petit poivrot, il me prend que j’ai horreur des bobards. Vous n’êtes pas plus blessé que je ne le suis ! Vous avez trouvé ce subterfuge pour vous faire amener ici et pour que votre pauvre mère continue à vous dorloter hein ?
Il a pris ma main en pleine figure. Ça a claqué si fort que le bruit a alerté Mina. Elle est entrée, affolée. En nous voyant dressés face à face, son fils et moi, elle a poussé un cri et a porté la main à sa poitrine :
— Paul ! Dominique ! Que se passe-t-il…
J’aurais voulu lui épargner cette émotion-là, mais j’ai toujours donné libre cours à mes colères…
— Il se passe que ce petit crétin n’a pas d’entorse et qu’il se lève en notre absence pour aller se soûler la gueule…
J’ai flanqué une bourrade à Dominique. S’il n’avait été ivre, il aurait sans doute feint de chuter, mais il a parcouru plusieurs mètres sur ses deux jambes. Après seulement il s’est laissé choir dans un fauteuil et là il s’est mis à chialer tout ce qu’il savait, exactement comme s’il avait eu dix ans…
— Je ne pouvais pas m’habituer à vivre seul, a-t-il sangloté. J’avais un tel cafard que…
Naturellement sa mère s’est précipitée sur lui pour le consoler. C’était le genre de scène que je ne pouvais pas supporter. Écœuré, ulcéré, je suis monté dans ma chambre… Mais la vue de mon lit m’a fait mal… J’ai gagné sa chambre à elle… Au moins j’y retrouvais son odeur… Et sa couche évoquait pour moi de merveilleux instants. Je me suis assis devant sa coiffeuse, les bras croisés, regardant la chambre dans la glace… Vue dans ce miroir, elle faisait irréel. Était-ce là qu’était morte Germaine Blanchin ?
D’un mouvement caressant j’ai palpé les objets intimes appartenant à Mina : son vaporisateur, sa boîte à bijoux, sa minaudière (dont elle se servait si peu), son nécessaire à ongles, sa brosse à chev…