Le soir, il était fourbu.
— Pour un garçon affligé d’une entorse, vous ne vous défendez pas trop mal ! ai-je ricané.
Il m’a administré une bourrade.
— Allez, ne charriez pas, Paul. Pitié pour les faibles… Vous avez vu un peu ce que je fais de votre terrain vague ?
Je suis sorti avec lui. Dans le crépuscule, la propriété était vraiment très belle. Ça sentait l’herbe coupée et la terre remuée.
— Mes compliments, vous n’êtes pas encore Renoir, mais vous êtes presque Lenôtre.
— Vous avez fini de vous foutre de moi !
Dans le fond je le préférais débordant de vie. Ça lui allait mal de jouer les pauvres éclopés… Ce garçon avait besoin de se démener, de rire, de bouger…
— Oh dites, je veux vous montrer ce que j’ai trouvé en bêchant…
Il m’a entraîné vers un tas de pierres.
Il s’est baissé pour prendre quelque chose et m’a tendu un petit flacon brunâtre, de forme conique, pourvu d’un bouchon en caoutchouc. Un petit morceau d’étiquette adhérait encore à la paroi du flacon, et cette étiquette était rouge. On lisait encore « … SON » sur ce qui en subsistait. « POISON… »
— Je crois savoir ce que c’est, ai-je murmuré. Ce flacon a vraisemblablement servi à tuer une femme.
— Hein ?
Nous sommes rentrés et je leur ai raconté l’histoire de Germaine Blanchin et de son « suicide ». J’ai parlé de la lettre découpée…
— Son mari a dû enterrer le flacon après l’enquête…
Mina a débouché le minuscule récipient et a flairé le liquide qui s’y trouvait.
— Ça ne sent rien…
— Alors ma thèse du meurtre en est renforcée. Le garagiste a tué sa femme à retardement. Je suppose qu’il a mis une partie de cette drogue dans un médicament qu’elle avait l’habitude de prendre… Lorsqu’il est rentré elle était morte ; il n’a eu qu’à poser le flacon en évidence… Si la gendarmerie qui a eu ce flacon avait eu l’idée de faire relever les empreintes, elle n’aurait sûrement pas trouvé dessus celles de la victime !
— Oh ! ça me fait penser à mon remède, a sursauté Mina.
— Hum, vous avez de ces à-propos inquiétants, ma chérie !
Elle a éclaté de rire et elle est montée dans sa chambre chercher sa médication. Pendant ce temps j’ai porté le flacon à la cave. Je l’ai rangé sur la petite étagère où j’avais laissé la lettre.
— Que comptez-vous faire ? m’a demandé Dominique…
— Comment ça ?
— Eh bien, au sujet de votre prédécesseur. Vous détenez des objets qui peuvent le faire guillotiner, non ?…
— Des indices seulement, pas des preuves… Et puis je n’ai pas l’esprit d’un justicier…
— Dire que ce type se croit bien peinard…
— Qu’en savez-vous ? Un homme qui a commis un meurtre ne doit pas se sentir « peinard ».
Il a passé sa main dans sa tignasse blonde. Il semblait songeur.
— Ça dépend…
J’ai sursauté.
— Ah oui ? Ça dépend de quoi, d’après vous ?
— De la conception du meurtre. J’admets qu’on puisse regretter un meurtre fortuit, provenant d’une rixe, par exemple, ou d’un sursaut humain… Mais un meurtre pensé, conçu, construit doit avoir l’équivalence d’un travail accompli.
Je n’en revenais pas.
— Êtes-vous fou ?
— Non, Paul, au contraire, je suis d’une lucidité absolue. Pourquoi la société tolère-t-elle les hécatombes des guerres et s’insurge-t-elle contre un crime isolé ? Chaque génération subit une immense saignée inutile dans la plupart des cas. On compense ça par des minutes de silence et des gerbes de fleurs dans les hauts lieux… Mais qu’un homme en supprime un autre dans un but défini, pour un résultat certain, et on le coupe en tranches !
Mina est entrée avec son petit flacon personnel. Elle a embrassé la scène d’un coup d’œil et a vu que j’étais profondément heurté par les théories très particulières de son fils.
— Qu’est-ce que c’est ? a-t-elle demandé.
— Dominique est un adepte du crime considéré comme un art…
— Il plaisante !
Ce disant, elle lui a jeté un regard féroce. Un regard qu’on ne pouvait prévoir chez une femme comme elle.
Le garçon a haussé les épaules. Une fois de plus, le repas a été sans chaleur. Dominique a avalé une tranche de rosbeef froid et nous a demandé la permission d’aller se coucher, prétextant la fatigue. Mina, qui comptait consciencieusement ses gouttes, lui a adressé un geste d’approbation. Nous avons terminé le dîner sans parler. Avec la nuit, mes pensées s’assombrissaient et de vilaines questions se glissaient dans ma tête.
— Nous montons nous coucher, Mina ?
— Montez… Je voudrais mettre de l’ordre auparavant.
J’ai pris un hebdomadaire et je suis monté. J’attendais sa venue. Lorsque son pas a résonné dans le couloir j’ai appelé doucement :
— Mina !
Elle a feint de prendre ça pour un bonsoir et, sans s’arrêter a lancé un morne :
— Bonne nuit, Paul !
Puis elle est entrée dans sa chambre et j’ai entendu tourner la clé dans sa serrure. Elle voulait vraiment se passer de ma visite et à en juger au bruit sec de la clé, elle tenait à ce que je le sache.
Déçu, rageur, j’ai envoyé promener ma publication à travers la pièce.
Je me suis endormi sans avoir la force d’éteindre l’électricité. Naturellement, la lumière crue de l’ampoule m’a réveillé au bout d’une heure. J’ai actionné le commutateur, mais la rupture s’était faite dans mon sommeil et je savais que je ne pourrais plus fermer l’œil de la nuit.
Je me sentais seul… Une angoisse féroce me rongeait l’âme. J’ai eu besoin de me rassurer, de calmer cette panique de tout mon être.
À pas de loup je me suis levé et je suis allé à la porte de Mina. J’ai machinalement tourné le loqueteau. En accomplissant ce geste je me suis souvenu qu’elle s’était enfermée à clé. Pourtant je l’ai achevé… À ma grande surprise la porte s’est ouverte. J’ai appelé, dans un souffle :
— Mina ! c’est moi…
Mais personne ne m’a répondu et je ne percevais aucun bruit de respiration. Alors j’ai donné la lumière. Le lit était vide, la chambre aussi. Pourtant, il y avait les vêtements de Mina sur un fauteuil. Elle ne devait pas être loin. Je me suis assis à sa coiffeuse pour l’attendre.
J’ai caressé les fins cheveux à la racine dorée enroulés dans les crins de sa brosse. Ils avaient un je ne sais quoi de mystérieux… J’ai ôté ma main vivement, soudain leur contact me répugnait sans que je puisse m’expliquer pourquoi.
Ma brusquerie a renversé le médicament de Mina qui se trouvait là. Je l’ai pris pour le remettre d’aplomb. C’était de la « Cardioline ». Il m’était familier car à Bakouma, l’un de mes collègues en prenait. Je me rappelais même l’odeur nauséabonde du produit. Ça puait l’égout…
Pour vérifier ma mémoire olfactive j’ai débouché le flacon et l’ai porté à mon nez…
Il ne sentait strictement rien. Ça m’a surpris. J’ai versé une goutte du liquide incolore sur mon doigt et je l’ai goûté de la pointe de la langue. C’était simplement de l’eau !
CHAPITRE VIII
Il vous est certainement arrivé d’être réveillé à demi, en pleine nuit par un bruit ou un rêve, et de chercher à vous rendormir en vous répétant qu’en fait vous dormez… Vous luttez en sourdine contre la réalité, mais peu à peu elle se précise, et l’instant arrive, où quel que soit l’ennui que cela cause, vous devez reconnaître que votre repos est terminé.