Le, c’est-à-dire moi !
Il y a eu un silence plus long que tous les autres. Je l’avais « vu » sur le voyant vert. Il s’était produit par une immobilité de la lumière dans la tubulure.
Et puis l’émetteur m’a restitué des sons, mais ça n’étaient pas des paroles. Oh non ! Seulement des bruits… Des bruits que je connaissais, que je reconnaissais… Des bruits qui me laissaient incrédule… Les bruits que font un homme et une femme en s’accouplant. Il y avait des grincements de sommier, des soupirs, de brèves exclamations… Il y avait des souffles haletants, des miaulements de baisers… Toute la fureur de l’amour déchaîné.
Je n’en croyais pas mes oreilles. Et pourtant il n’y avait pas d’erreur possible…
Cette audition était insoutenable… Mais au fur et à mesure que la petite séance se prolongeait, je comprenais un autre mensonge, qui était en quelque sorte le couronnement de tous les autres : Mina n’était pas la mère de Dominique. Mina était bien une toute jeune femme. C’était la maîtresse du garçon… Elle avait usurpé une autre identité pour se faire épouser. Ensemble ils s’étaient lancés dans la plus téméraire des aventures. J’avais épousé quelqu’un qui n’existait pas, ou bien qui ignorait ce mariage…
Après l’amour, il y a eu un long silence. J’ai cru que la bobine m’avait dévidé tout son secret, mais au moment de tourner l’interrupteur, la conversation a repris…
« Il faut que je retourne à ma chambre… »
« Oh, tu as bien le temps, ma poule ! »
Sa poule !
« Non, c’est plus prudent. Il a le sommeil tellement fragile, cet idiot… »
Le croirez-vous ? Mais cette insulte m’a été plus pénible que tout le reste. La suite m’a échappé, tant était intense ma colère. J’ai dû faire tourner la bobine en arrière pour réentendre la suite.
« Non, c’est plus prudent. Il a le sommeil tellement fragile, cet idiot. »
« Possible, mais s’il nous surprenait en train de…
(Là un mot que la décence m’oblige de ne pas répéter.)
… nous arriverions à lui faire croire que nous soignons des rhumatismes articulaires.
Elle a ri. Son rire révélait son mépris pour moi. Il était la plus totale des injures, la plus ignoble aussi…
Dominique a renchéri :
« Faut de même qu’il soit miro, le gars, pour croire à ta quarantaine ! Une pépée aussi bien roulée ! Ah le salaud ! Sa maman ne lui a donc jamais rien dit… »
Et puis il n’y a plus eu qu’un baiser passionné et le bruit menu de la porte qu’elle devait soulever en l’ouvrant pour l’empêcher de grincer.
CHAPITRE X
Je me souviens d’un jour — déjà lointain — où ma mère m’avait emmené avec elle dans un grand magasin. J’avais cinq ans environ. Elle s’était arrêtée à un rayon sans que je m’en aperçoive et nous nous étions perdus de vue… Je crois que jamais depuis lors je n’avais ressenti un pareil désarroi. Je me sentais infiniment seul dans cette foule dont chaque visage ressemblait à un masque hideux.
Après avoir écouté l’enregistrement, j’ai été dans le même état d’esprit. J’ai perdu ma mère une fois de plus…
Avec des gestes automatiques, j’ai remisé le magnéto. Il me faisait honte. Cette boîte cubique donnait un volume au drame.
Elle le symbolisait. Elle était aussi machiavélique que lui. Et puis je me suis ressaisi. En Afrique, j’avais participé à des safaris[1] dangereux mais jamais le danger ne m’avait fait reculer. Au contraire, il me procurait une espèce de volupté.
Ce qui m’avait usé les nerfs, ces derniers temps, c’était le doute. Maintenant que je savais, tout s’apaisait comme par enchantement. J’hébergeais un couple d’aventuriers prêts à me supprimer. Ça c’était au moins une réalité absolue…
Je me suis assis sur une malle, près d’un vasistas que j’ai entrouvert pour pouvoir respirer un peu d’air frais. Je pouvais choisir entre deux solutions : ou bien je les démasquais et les faisais arrêter, ou bien je ne disais rien et j’attendais qu’ils agissent pour les confondre.
Ma nature impétueuse me portait vers la première, naturellement, mais ma rage, mon humiliation me conseillaient d’attendre. Pourtant, l’attente était terriblement dangereuse. Ces salauds devaient posséder un bon plan pour m’envoyer ad patres. Je risquais d’être victime de mon silence… En tout cas je devais ouvrir l’œil…
Un monde nouveau grouillait en moi. Ma colère était si forte qu’elle bannissait toute frayeur. Je m’en moquais de mourir à condition de pouvoir me venger. Je pense franchement qu’un homme berné ne doit plus avoir que cette idée en tête…
En descendant l’escalier, marche après marche, je sentais croître et se fortifier ma haine, et, parallèlement mon self-contrôle.
Lorsque je suis arrivé dans la salle commune où Mina épluchait des légumes, j’étais parvenu à sourire.
— Alors, ces rangements ?
Je me suis approché d’elle.
— Je les continuerai plus tard, je viens de me rappeler que j’avais pris rendez-vous avec un garagiste pour faire changer un amortisseur de la voiture… Je suis en retard… Déjeunez sans moi…
— Tu ne veux pas que j’aille avec toi, mon chéri ?
— Tu t’embêterais dans un garage… Surtout qu’il va y en avoir pour plusieurs heures…
Je lui ai soulevé le menton. Ses yeux étaient d’une candeur infinie. Je n’avais jamais vu un visage aussi calme et tendre.
Elle me faisait horreur et pourtant elle me tentait encore. Mais c’était autre chose maintenant. Elle me tentait comme l’arène tente un torero…
— À tantôt, ma chérie… Dis, amour… J’espère que ce soir…
Elle m’a souri et je ne sais quoi de lubrique a traversé son visage.
— Pardonne-moi, Paul, mais la présence de mon fils… Il va bientôt rentrer à Paris, prends patience…
En entendant ça, j’ai compris que ce bientôt ne signifiait rien de bon pour moi.
J’ai poussé un gros soupir d’homme déçu et je suis parti.
Une heure plus tard, j’étais à l’étude au notaire pour faire annuler mon testament. J’en dictais un nouveau par lequel je léguais tous mes biens aux Missions Africaines. De plus, je confiais au tabellion une lettre « à ouvrir après ma mort » dans laquelle je révélais à la police la surprenante aventure qui venait de m’arriver.
En sortant du bureau vieillot, j’étais calme. Ces nouvelles dispositions m’avaient fait l’effet d’un sédatif. Maintenant s’il m’arrivait quelque chose, non seulement Mina et son complice ne toucheraient rien, mais ils se trouveraient dans de sales draps…
Pour fêter ça, je me suis précipité dans un café et j’ai bu coup sur coup deux whiskies. Tant pis pour mon foie. Je l’avais suffisamment ménagé ces derniers temps pour qu’il me pardonne cette incartade.
L’alcool m’a fait du bien. J’ai étudié la situation d’un peu plus près. Maintenant j’avais la preuve que Mina n’était pas la nommée Anne-Marie Grisard que je croyais avoir épousée. Je voulais percer à jour sa véritable identité et savoir surtout s’il existait quelque part une personne de ce nom.
Seulement, pour enquêter sur ces deux points, il me fallait du temps et une parfaite liberté d’action. Comment faire pour obtenir l’un et l’autre sans donner l’éveil à Mina ? La fine mouche avait flairé une tension dans mon attitude, puisqu’elle avait sermonné Dominique…
Il m’est alors venu une idée. Je suis allé dans un bureau de poste et j’ai adressé à Berton, mon adjoint de Bakouma, un télégramme ainsi conçu :