Suis marié. Stop. Ai besoin alibi pour ficher le camp. Stop. Adresse-moi câble me rappelant Bakouma quelques jours. Stop. Amitiés.
Je joignais naturellement mon adresse.
Après ça, je suis allé déjeuner copieusement dans une maison réputée et je me suis offert le cinéma avant de rentrer. Mais le film était idiot et je trouvais les aventures d’autrui bien ternes à côté de la mienne. Je suis parti avant la fin de la séance.
Le câble de Berton est arrivé le lendemain pendant le déjeuner. Il avait fait vite, ce brave type.
Archives détruites par un incendie. Stop. Ta présence ici indispensable. Stop. Envoie parallèlement instructions ministère pour ton défraiement. Stop. Urgent. Stop. Amicalement — Berton.
Ce message est tombé dans la maison comme un pavé dans une mare. Lorsque je l’ai vu, Mina et son… (j’allais dire son fils) se sont regardés instinctivement et ils avaient l’air très contrarié. Cette réaction était normale vis-à-vis de moi, aussi n’ont-ils pas cherché à la cacher.
— Alors, vous allez partir ? a demandé Mina…
— C’est indispensable… Mais rassurez-vous, ma chérie, je n’en aurai que pour une quinzaine…
Une fois de plus, les deux salauds ont échangé un long regard navré. Ça m’a flanqué un frisson dans l’échine. Bonté divine ! Ils avaient donc prévu ma mort avant ce délai !
J’ai eu mal. Mal de vivre… Cette atmosphère m’a été soudain insupportable. Je me suis levé et j’ai couru au jardin pour essayer d’y respirer normalement.
Mina m’a rejoint.
— Ça ne va pas, Paul ?
— Je suis terriblement embêté par ce voyage… Je n’ai pas la moindre envie de retourner là-bas…
— Es-tu forcé d’y aller ?
— Non, mais c’est une question morale. Évidemment, si les archives ont brûlé, mes successeurs sont en pleine pommade et je suis seul à pouvoir les aider…
— Alors tu pars ?
— Oui.
— Quand ?
— Demain matin… J’ai un avion du début de l’après-midi à Orly… Je vais téléphoner au ministère.
— Je suis navrée, Paul.
— Moins que moi…
— Ne dis pas ça, mon amour. Cette séparation me fait du mal. Je suis tellement habituée à toi, vois-tu…
Il s’en est fallu d’une fraction de seconde que je lui flanque ma main sur la figure. Mais, par un prodige de volonté, j’ai réussi à me contenir…
— Je ferai au plus vite…
— Tu ne pourrais pas attendre deux ou trois jours avant de partir ?
— Impossible ! Et puis je t’avouerai que j’aime autant me débarrasser au plus vite de cette corvée !
Elle a eu un léger froncement de sourcils…
— Bon… Eh bien…
Je suis allé préparer une valise de linge. Ensuite j’ai téléphoné au ministère. J’ai parlé du voyage en question devant Mina… À l’autre bout, le préposé n’y comprenait rien. Il était d’autant plus suffoqué que je disais des choses qui ne correspondaient pas du tout avec ses questions désespérées.
— Bon, parfait, disais-je, puisque tout est prêt je prendrai le super-Constellation de seize heures vingt… D’accord, je retirerai mon billet et l’argent au ministère en fin de matinée… Merci…
J’ai raccroché. Le type devait me croire fou.
— Voilà, ai-je murmuré, c’est fait…
Là-dessus, Mina m’a demandé d’aller faire un tour avec elle jusqu’à l’étang. J’ai d’abord refusé, mais elle s’est faite pressante.
— Voyons, Paul, mon chéri, à la veille de me quitter, tu ne vas pas me refuser ça, dis ?
J’ai cédé. Mais je savais que cette insistance cachait quelque chose. Je savais qu’ils allaient essayer de m’avoir avant mon départ… Oui, tout mon être captait un signal d’alerte. J’étais sur le qui-vive. Comment allaient-ils s’y prendre ? Car il fallait absolument que ma mort parût naturelle ! De quelle manière avaient-ils résolu cette gageure ?
Je sentais pourtant qu’ils l’avaient résolue… Ils s’étaient concertés, à l’écart, tandis que je téléphonais… Et depuis ils semblaient tranquillisés, comme on l’est après avoir pris une importante décision.
Un calme glacé m’envahissait. J’étais hyperlucide.
« Ouvre l’œil, Paul… Prends bien garde… D’ici demain matin ils vont tenter de te tuer. Ils sont intelligents, formidablement astucieux… et surtout ILS SONT DEUX ! Ne l’oublie pas… »
J’ai pris Mina par la taille et nous nous sommes enfoncés dans les bois… Nous marchions en direction de l’étang, suivant un itinéraire désormais immuable, mais j’ai pensé qu’elle avait pu prévoir un piège en se basant justement sur cette routine…
— Allons dans une autre direction, Mina… J’en ai marre de voir cet étang croupi.
— Comme tu voudras, Paul…
Non, ce n’était pas ça… Ça n’était pas pour tout de suite, pas pour la promenade, à moins qu’elle ne m’abatte à coups de pistolet, et franchement on pourrait écarter cette hypothèse…
Tout en marchant, nous parlions, mais nous étions distraits l’un et l’autre. Elle pensait à la façon dont ils allaient me tuer. Et moi, je pensais à la façon dont j’allais éviter qu’ils me tuent. C’était un jeu barbare, un jeu qui valait tous les suspenses d’Hollywood.
Nous piétinions des feuilles mortes.
— Comme le temps va me durer, sans toi, Paul…
— Tu as ton fils, Mina…
— Bien sûr, mais ça n’est plus la même chose…
— Qu’allez-vous faire pendant mon absence ?
Elle a eu un imperceptible sourire et a tardé à répondre…
Mon absence ! La garce se disait qu’elle serait éternelle… Elle avait des projets pour meubler cette éternité-là.
— Vous resterez ici ou bien…
— Non, je crois que nous irons à Paris, ce sera une bonne occasion pour rembarquer Dominique, tu ne crois pas ?
— Oui, peut-être…
Nous avons parcouru deux ou trois kilomètres dans les sentiers sinueux… Puis nous avons regagné la maison car la nuit tombait déjà, précédée par une brume oppressante.
Je pensais…
« Ça n’était pas pour la promenade. Et pourtant elle a insisté pour que nous la fassions. Donc il s’agissait de laisser Dominique seul à la maison. C’est donc cette petite ordure qui a manigancé quelque chose… Mais quoi ? Du poison ? Pas besoin de préparatifs… D’ailleurs ce serait risqué… Ils n’ont plus le temps de m’empoisonner à petit feu et une mort subite attirerait l’attention de la police… Non, pas de poison… Quelque chose de plus violent ! De plus instantané et qui pourtant paraîtra normal… Un accident !
Songeur, je suis allé à ma chambre… Rien n’avait bougé… Bêtement j’ai vérifié mon lit, comme si on pouvait espérer trucider quelqu’un en le faisant choir de cette hauteur… Évidemment tout était en ordre…
Et pourtant, Dominique avait « préparé » quelque chose pendant notre absence. Je l’avais vu tout de suite à son regard fuyant.
Lorsque nous étions rentrés, il finissait de barbouiller une toile. Il peignait une nature morte — ô ironie !
Qu’avait-il fait ? Comment la chose se produirait-elle ?
J’ai fouinassé par toute la maison, cherchant un indice quelconque. J’essayais de me mettre à leur place. Si j’avais été eux et que je veuille tuer Paul Dutraz, comment m’y serais-je pris ? J’avais beau me creuser le cerveau, je ne trouvais pas de solution satisfaisante.