— Monsieur Paul Dutraz ?
— Allô, oui ?
— Je vous appelle de la part de M. Vincent…
— Ah ! très bien…
Je faisais de gros efforts pour comprendre. Le mot le plus simple, le plus usuel, prenait soudain un sens qui m’échappait.
— C’est au sujet de la personne que vous cherchez…
— Ah bon…
— Le dénommé Évariste Grisard habite Rouen… Dans les nouvelles cités ouvrières… Attendez, je vous donne l’adresse exacte : 14, rue Barthélémy-Jonquet… Vous avez noté ?…
Je n’avais rien noté du tout, mais j’ai répondu « oui » tout de même.
— Bon, voilà…
J’ai eu la présence de murmurer un vague merci avant de raccrocher. Puis je me suis laissé tomber sur la moquette. Mon foie venait de « remettre ça ». J’avais des vertiges, tout dansait autour de moi.
Il m’a fallu un bon quart d’heure avant de pouvoir me lever. Et quand je me suis traîné au lavabo, je n’étais guère brillant. J’ai fait couler l’eau sur ma nuque, un bon moment. Ensuite, ça été un peu mieux et j’ai demandé à la réception qu’on aille me chercher un remède efficace que je prends dans ces cas-là.
En attendant qu’on me l’apporte, j’ai écrit sur une marge de journal : 14, rue Barthélémy.
Mais je ne me rappelais plus la fin de l’adresse. J’avais beau chercher, il n’y avait que du gris dans ma mémoire, un gris nauséeux qui me faisait mal.
Je suis tout de même parti pour Rouen le lendemain.
CHAPITRE XIII
C’était un appartement ouvrier moderne, avec ce que les gens du peuple appellent « toutes les commodités ». Il avait encore bonne mine parce qu’il était neuf, mais on sentait à des signes ténus que d’ici quelques années il aurait la patine des logements modestes.
Lorsque j’ai sonné, une femme chantait le répertoire de Tino Rossi d’une voix juste, mais tellement nasale que je n’ai pu m’empêcher de sourire.
Cette manifestation vocale s’est interrompue net. On m’a ouvert. Je me suis trouvé devant une petite personne boulotte qui fumait une cigarette tout en manœuvrant un presse-purée à manivelle. Elle n’avait pas eu la présence d’esprit de le poser pour venir ouvrir et l’appareil perdait de petites fientes blanches sur le linoléum.
— Qu’est-ce que c’est ?
— M. Grisard, s’il vous plaît ?
Elle me dévisageait d’un œil inquiet. Visiblement, ma mise soignée la troublait. Elle me prenait pour quelque contrôleur de la Sécurité ou, du moins, pour quelqu’un d’embêtant.
— C’est pourquoi ?
— Personnel…
Ça n’a pas paru lui plaire. Elle s’est renfrognée. Son petit visage rond a pris une physionomie butée qui lui a donné vaguement l’aspect d’un pékinois.
— Vous pouvez me dire, je suis sa femme.
Mon premier réflexe a été un sursaut. Mais j’ai réalisé qu’elle ne pouvait être la mère de Dominique.
— Oh, c’est peu de chose en vérité, je suis inspecteur du fisc… C’est au sujet de sa… première femme.
— Entrez…
Elle m’a introduit dans une petite salle à manger Lévitan-à-crédit qui ne devait servir que dans les circonstances extraordinaires…
— Pourquoi ? m’a demandé la boulotte, avant que je sois entré, « elle » est sortie ?
J’ai réprimé un geste de surprise.
— Sortie d’où ? ai-je fait en prenant une voix distraite.
— Ben… de l’asile, pardine… Pourtant les médecins l’avaient déclarée incurable.
Cette révélation me faisait brusquement comprendre beaucoup de choses. Évidemment, dans ces conditions Mina n’avait pas eu de mal à prendre l’identité de la vraie Anne-Marie Grisard.
— C’est justement à son sujet que j’avais besoin de précisions. Il y a longtemps qu’elle est enfermée ?
— Pff ! quelques années après son mariage avec Évariste… Vous permettez que je fume ?
J’ai souri : c’était le monde renversé… Je lui ai présenté la flamme de mon briquet.
Du coup, elle a semblé à son aise.
— Vous vous rendez compte pour un homme, dites, quelle tuile ? Folle ! Elle prenait des crises terribles, elle voulait les tuer, lui et leur gamin… Moi, j’ai connu Variste peu après l’internement de sa première… On s’est plu et il a voulu m’épouser… Mais ça été drôlement dur, vu qu’on ne peut pas facilement divorcer d’avec une dingue… Il nous a fallu près de dix ans avant de pouvoir régulariser, c’est vous dire…
— Où est-elle enfermée ?
— À Aix-en-Provence… Ils habitaient le Midi à cette époque. Moi, c’est à Marseille que j’ai rencontré Variste… Dans un cinéma de la Canebière…
Je me moquais éperdument de sa vie sentimentale.
— Quel est le nom de l’asile ?
— Je ne sais pas… L’asile départemental, quoi ! Doit pas y en avoir cent six !
Elle avait raison.
— Et l’enfant ?
Là, elle a été nettement gênée. Son petit visage rond s’est empourpré.
— Variste l’a confié à la mère de sa femme… Et puis, vous savez ce que c’est ? Il a fini par le perdre de vue… La vie, c’est comme ça ! On refait son nid ailleurs, on…
Je voyais très bien ce qui s’était passé. Cette petite grosse ne se souciait pas d’élever l’enfant d’une folle. Elle avait fait ce qu’il fallait pour tirer un trait définitif sous le passé de son mari. Après tout, on ne pouvait guère lui jeter la pierre.
Je possédais maintenant le renseignement que j’étais venu chercher.
— Eh bien, je vous remercie… Il ne me reste plus qu’à…
Mais elle ne m’a pas laissé filer ainsi.
— En somme, c’est pourquoi faire, ces renseignements ?
Son petit œil noir luisait de curiosité. L’autre était fermé à cause de la fumée de sa cigarette.
Je devais trouver un prétexte valable, et le trouver vite.
— Eh bien, le fils de M. Grisard travaille, maintenant, il est par conséquent imposable, comprenez-vous ? Nous devons connaître sa situation de famille…
— Vous ne pouviez pas la lui demander à lui ?
Elle m’agaçait.
— Je suis contrôleur, madame Grisard. Un contrôleur, c’est fait pour contrôler… Au plaisir.
Je suis parti. Maintenant, je savais que ma femme légitime était en train de griffer le capitonnage d’un cabanon. Oui, j’avais épousé une folle… Quand je disais que Mina et Dominique m’avaient joué la plus vilaine des farces, j’étais bien au-dessous de la vérité.
Par acquit de conscience, j’ai tout de même téléphoné à l’asile psychiatrique d’Aix-en-Provence, en me faisant passer pour Grisard. Ç’aurait été ailleurs que dans le Midi, il est probable qu’on ne m’aurait pas fourni de renseignements par téléphone, mais là-bas les gens sont confiants. Je suis tombé sur une femme dont l’accent évoquait l’ail. Elle m’a dit que cette pôvre Mme Grisard était toujours pareille. Ça me suffisait. J’ai remercié. Je voulais simplement m’assurer qu’Anne-Marie Grisard, ma femme, était toujours enfermée.
Maintenant, j’avais du positif à sortir à mes petits camarades. Je pouvais les confondre et les faire arrêter… Pourtant, il me serait difficile de prouver la tentative de meurtre et on ne les inculperait que d’usurpation d’identité. Je supposais qu’en faisant du charme Mina s’en tirerait avec quelques mois de prison. C’était une condamnation bien douce pour une femme qui avait mystifié un homme pareillement et qui avait organisé sa mort… Je préférais décidément attendre. Tant pis, je prenais les risques à ma charge. Il y allait de ma vie, mais peu importait. Si je parvenais à prouver la tentative de meurtre, ça me paierait de mes nuits blanches et de mes cruelles désillusions.