Un soir, comme je quittais le petit café perdu au bout de la route après avoir aidé sa tenancière à ajuster la barre de fer des volets, elle m’a demandé, l’œil noyé autant par l’émotion que par les libations :
— Ça ne vous fait donc rien de coucher tout seul dans cette maison ?
J’ai éclaté de rire.
— Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, Valentine, je suis majeur, et plutôt deux fois qu’une, hélas !
Elle a haussé les épaules.
— Évidemment, mais y a pas d’âge pour la frousse. Moi je ne pourrais pas coucher seule chez vous… L’idée de cette femme qui y est morte…
Le dernier mot qu’elle venait de proférer est toujours désagréable à entendre, surtout par une nuit noire, au ciel ballonné de nuages vénéneux.
Je me suis retourné.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— Justement, c’est pas une histoire. Comment, vous ne savez donc pas que la femme de votre prédécesseur est morte là ?
— Non…
J’étais troublé.
— Bast, ai-je soupiré, il faut bien mourir quelque part… À tout prendre, il vaut mieux encore que ce soit chez soi.
— Je vous dis pas… Mais de cette façon…
— De quelle façon ?
— Elle s’est empoisonnée…
— Avec des champignons ?
— Mais non : avec du poison…
C’était en effet désagréable de songer que mon toit, dont j’étais si fier, avait abrité un drame de cette nature.
— Pourquoi, elle cafardait ?
— Oui, son mari la trompait…
J’ai évoqué la photo représentant le gros bonhomme triste aux bajoues tombantes.
C’était plutôt lui qui paraissait neurasthénique.
— Vous l’avez connu ?
— Non, mais je l’ai vu en photographie. Il n’a rien d’un Casanova.
— C’est pas les Casanova qui courent le plus les filles. Blanchin n’était pas beau, d’accord, mais il aimait « ça ». Et voyez-vous, m’sieur Paul, les femmes sentent les hommes qui aiment « ça ». Elles les préfèrent aux autres, même s’ils ont une sale gueule.
Nous parlions sur la route. Son sillon blanc zigzaguait dans l’ombre… La lune ne parvenait pas jusqu’à nous, mais elle flottait, très loin, dans une mer de nuages qui voulait l’engloutir.
Soudain, j’ai eu une espèce de notion aiguë de la mort. D’ordinaire je ne pensais jamais à ça. J’étais un garçon fort, un peu sauvage, qui acceptait sans les étudier les lois de la vie. Mais sur cette route de Sologne, devant ce petit café mal éclairé, je palpais la précarité de l’existence. Je flairais ses menaces invisibles… La mort… Elle était partout présente, embusquée et attentive…
— Alors cette femme s’est suicidée ?
— Oui… Un soir que son mari était ici justement… Il venait de temps en temps chez moi retrouver une pétasse de Vendôme… Je louais ma chambre d’ami et je leur mijotais un petit poulet chasseur… Ils passaient la nuit… C’est pendant ce temps-là qu’elle s’est donné la mort… Au matin, Blanchin est rentré chez lui… Une demi-heure plus tard il était de retour, pâle comme…
— La mort, ai-je murmuré…
— Il l’avait trouvée étendue sur son lit… Elle semblait dormir… La gendarmerie est venue avec le docteur… Ils ont retrouvé un petit bout de papier sur la table… Elle avait écrit dessus :
« Adieu ! Germaine. »
Brusquement, le ton de commérage pris par la grosse Valentine pour parler de ce suicide m’a paru indécent.
Je lui ai serré la main.
— À demain…
Le rectangle lumineux de la porte ouverte s’étalait sur le chemin. La grosse cabaretière s’y découpait en ombre chinoise.
Comme j’arrivais au virage, elle m’a lancé :
— Faites pas de cauchemars… m’sieur Paul !
En arrivant à la maison, j’ai décidé de ne plus penser à la mort de Mme Blanchin.
Je ne voulais pas me laisser impressionner. Qu’importait qu’un être se fût suicidé entre les murs de mon logis ? Ne marchons-nous pas sur des morts ? Toutes les maisons un peu anciennes ont leurs cadavres, tous les carrefours, toutes les routes, tous les champs de blé. N’est-ce pas l’humus provenant des feuilles pourries qui fertilise les pousses neuves ? Ainsi l’exige le mouvement cyclique de l’existence. La mort de Germaine Blanchin avait en somme rendu la maison disponible pour moi. La mienne, peut-être, la libérerait pour d’autres, et ainsi de suite, jusqu’à ce que les pierres de ses murs s’engloutissent dans les orties…
J’ai refermé la porte d’entrée et j’ai « écouté » le silence des lieux. En général, une maison produit des bruits légers ; elle est peuplée de craquements, de grincements… Celle-ci parvenait à être totalement muette. J’ai actionné le commutateur et j’ai souri aux meubles familiers, aux tableaux rococos dont la hideur perdait à mes yeux toute complicité.
J’ai gravi l’escalier et, parvenu au premier, je me suis arrêté sur le palier. Dans quelle chambre était-elle morte ? Dans celle où je dormais ?
Ces questions cultivaient en moi l’idée fixe.
J’ai reniflé profondément, comme si j’espérais capter à travers le temps les remugles douceâtres de la mort. Mais nos sens sont atrophiés et mon nez n’a perçu que l’odeur solide du bois vernis.
Je me suis couché.
Je n’ai même pas essayé de lire. Je savais que cela ne servirait à rien et que les petits caractères noirs se mettraient à grouiller comme une fourmilière.
J’ai pensé à Mme Blanchin, cherchant à lui constituer un visage dans mon imagination. Je n’y parvenais pas. Lorsque je lui avais « fabriqué » un menton et une bouche et que je lui « essayais » des yeux, le bas de son visage se disloquait comme un dessin sur une vitre embuée… Elle m’échappait. Elle était un puzzle mystérieux impossible à reconstituer.
J’ai fini par m’endormir d’un sommeil oppressant.
Le lendemain il faisait beau, mais la température s’était considérablement abaissée. Je me suis dit qu’un petit « air de feu » assainirait la maison et je suis descendu à la cave pour allumer la chaudière du chauffage central.
Il y avait du charbon (il figurait du reste dans la vente), un tas de bois et, dans un angle du local, une grande caisse pleine de vieux papiers. J’ai pris quelques journaux que j’ai ébouriffés avant de les fourrer dans la gueule noire de la chaudière. Comme je me livrais à ce travail, une boule de papier mauve est tombée à mes pieds. J’ai vu qu’il s’agissait d’une lettre. Elle était couverte d’une longue écriture pointue, une écriture de femme à n’en pas douter.
Je l’ai défroissée pour la lire. Immédiatement j’ai compris qu’il s’agissait d’une missive adressée par Mme Blanchin à son mari. Elle disait :
Mon cher Charles,
Puisque tu ne me laisses même plus parler, je t’écris. Il faut que tu saches que cette vie ne peut plus durer. Après m’avoir trompée et ridiculisée, voilà que tu me frappes. Cette lettre pour t’exprimer, malgré tout, mon indignation, pour te crier assez ! Je te préviens que si tu ne t’amendes pas, je demanderai le divorce et partirai d’ici sans même te dire
La lettre s’interrompait net, presque au ras du papier. Il n’y avait rien d’écrit au dos… Je me suis dit que la pauvre femme avait dû rédiger la suite sur un second feuillet, mais en y regardant de plus près, j’ai vu qu’on avait coupé le bas de la page.