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Seulement aurais-je la patience, la force de caractère d’attendre ?

J’ai pris le train pour Paris et, malgré mes résolutions, je me suis fait conduire immédiatement à leur appartement.

J’avais préparé un bon prétexte en montant l’escalier. Je voulais leur dire que j’étais descendu à l’escale de Marseille en prétextant un malaise, ce qui m’avait permis d’envoyer promener l’administration. De la sorte, nous reprendrions aussitôt la vie commune et ils réitéreraient leur tentative d’assassinat.

Mais personne ne répondit à mon coup de sonnette. Sans doute n’étaient-ils pas encore rentrés de Ronchieu ? Par acquit de conscience, j’ai questionné la concierge de l’immeuble et bien m’en a pris. Elle m’a dit que Mme Grisard et son fils étaient rentrés la veille et repartis dix minutes peut-être avant mon arrivée. Ils avaient demandé à la concierge de faire suivre immédiatement leur courrier poste restante à Cannes. Décidément, ma fause épouse et mon vrai beau-fils (oui, c’était ainsi), ne perdaient pas une minute lorsqu’il s’agissait de prendre du bon temps. Sans doute l’existence crispée qu’ils avaient menée au cours de ces dernières semaines les avait-elle fatigués.

Profitant de l’occasion, j’ai demandé à la concierge depuis combien de temps ils habitaient l’immeuble. Elle me répondit que leur installation était toute récente et que, du reste, l’appartement leur était seulement sous-loué par un locataire séjournant aux États-Unis.

Je me doutais qu’il en était ainsi, car Mina ne devait pas passer sa vie à jouer les quadragénaires… C’était là un rôle vraiment difficile à tenir pour une jeune femme.

*

J’ai musardé longuement dans les rues de Paris. J’étais désorienté. Quelle conduite devais-je adopter ? Tellement de solutions s’offraient désormais à moi pour sortir de l’impasse ! Je pouvais déposer une plainte immédiatement et faire casser le mariage. Il ne me resterait plus qu’à aller oublier ma mésaventure sous des deux moins hostiles… Ou bien je pouvais expédier un télégramme pour leur demander de rentrer et attendre la suite des événements…

Il m’était également possible de mettre cette affaire en veilleuse et d’essayer de prendre un peu de bon temps… Pourtant, c’est une quatrième voie que j’ai choisie : celle du Midi, si je puis me permettre ce mauvais jeu de mots.

Le jour même, j’ai pris un wagon-lit pour Cannes.

J’ignore ce qui m’incitait à agir ainsi…

Le diable, probablement.

CHAPITRE XIV

J’aime à voyager, non pour voir des contrées, mais, pour franchir des distances. Je considère qu’un trajet c’est du véritable temps mort. Vous êtes emporté par le véhicule que vous avez choisi et qu’un autre dirige. Vous ne pouvez en modifier l’allure ni le parcours. Tout ce qui rend la vie difficile à vivre est aboli… Vous pouvez enfin être vous-même et l’être pleinement.

Pendant ce voyage, donc, et tandis que le convoi tanguait dans ses limites, j’ai encore étudié mon cas. Le mot n’est pas trop fort. Car ce qui m’arrivait constituait un cas. Deux êtres machiavéliques avaient un jour décidé de mettre au point un plan pour s’approprier la fortune d’un troisième individu qu’ils ne connaissaient pas encore. Et le hasard avait voulu que je sois cet élu pitoyable. Oui, ça me troublait de sentir qu’une main invisible m’avait désigné à eux. Je frissonnais de peur en songeant à la somme prodigieuse de hasards qu’il avait fallu pour que je quitte mon poste de Bakouma, pour que j’achète cette maison perdue, pour que l’ennui me fît songer au mariage, pour que je publie cette annonce et que son texte arrivât jusqu’au regard de Mina. Entre elle et moi, le destin avait jeté un pont de mille détails soudés entre eux par la fatalité.

Je pensais que si Mina avait agi seule, elle serait parvenue à ses fins. Mais Dominique avait apporté le trouble. À cause de lui, j’avais été amené à analyser, à contrôler ! Et maintenant, c’était moi qui possédais la situation en main. C’était moi qui menais le jeu à ma guise… Seulement… Seulement, la partie était trop compliquée pour moi. J’avais en main les cartes maîtresses, mais je ne savais pas très bien comment les jouer.

J’ai fini par m’endormir d’un bon sommeil ferroviaire, bercé par la marche du train.

*

Cannes avait jailli hors de l’automne… Elle scintillait sous le soleil. En sortant de la gare, je me suis senti étrangement bien. Cela faisait des années que je n’avais éprouvé pareille félicité. Je me suis arrêté un instant sous un palmier, ma valise à la main, pour boire des yeux ce ciel infini. L’air était capiteux…

Et puis, j’ai songé « qu’ils » se trouvaient là, tout près, et ma joie s’est évaporée au soleil.

Je suis descendu dans le premier hôtel que j’ai trouvé sur ma route. J’avais besoin d’une bonne douche et d’une collation sérieuse. Lorsque j’eus pris l’un et l’autre, mon désarroi s’est fait plus tenace.

Qu’allais-je faire ? Les chercher ? Leur tomber dessus en leur lançant au visage ces sales mots qui depuis quelque temps fermentaient en moi ?

Sans but, je suis sorti et j’ai pris le chemin de la plage.

Il y avait peu de monde… Quelques vieilles Anglaises informes offraient au soleil leurs chairs molles… Des jeunes gens couraient en se lançant un ballon de couleur… Quelque part, en bordure de la plage, un pick-up un peu nasillard lançait vers l’horizon une chanson napolitaine.

J’ai pris un transatlantique et me suis installé à l’écart, les mains nouées derrière la nuque. C’est à ce moment-là que l’événement s’est produit… Je me souviens des plus humbles détails… Je regardais la mer. Un bateau blanc la traversait. Et je me disais qu’il avait vraiment l’air de marcher sur l’eau, comme dans la chanson. Il avait une démarche et non une allure. Il se dandinait de façon cocasse… Franchement, je ne pensais à rien d’autre… Dominique est passé devant moi, à me toucher. Il était en short bleu et il riait aux éclats. Une fille ravissante l’escortait. Une blonde au sourire lumineux… J’ai mis plusieurs secondes à comprendre que cette magnifique créature n’était autre que Mina. Parfaitement : Mina… Mina telle que je n’arrivais pas à l’imaginer… Mina qui avait retrouvé sa blondeur, sa vue, son éclat… Mina qui avait réintégré sa jeunesse.

Depuis que je connaissais sa duperie, j’avais fréquemment essayé de la recomposer, débarrassée des éléments qui la vieillissaient, mais l’être que j’obtenais était loin d’avoir cette grâce, cette classe, cette luminosité. Elle irradiait.

Ils sont passés devant moi en se tenant enlacés. Tout à leur amour, ils ne m’ont pas vu… Je les ai regardés s’éloigner, le buste penché en avant… Un intense désir flambait dans mes veines… Je pensais à nos étreintes passées. Voilà donc pourquoi elle m’avait immédiatement conquis. À travers le personnage que Mina s’était composé, j’avais capté sa vraie nature… Je comprenais sa hâte de fuir la dame sérieuse qu’elle était devenue à Ronchiev. Elle devait étouffer sous sa carapace de maman respectable.

J’ai regardé s’amenuiser l’élégante silhouette. Mina portait un maillot de bain jaune, d’une seule pièce. Sa chevelure cuivrée étincelait. Elle n’avait pas vingt-cinq ans… Comment un peu de teinture et des lunettes parvenaient-elles à la métamorphoser ? Il y avait autre chose… Autre chose de plus efficace et de beaucoup plus simple : elle réussissait à vivre son personnage. Elle était vraiment une quadragénaire sérieuse et modeste… Sa volonté la transformait plus que sa petite panoplie de comédienne…