Et moi, pauvre imbécile, je l’avais possédée sans savoir quel trésor de beauté je tenais dans mes bras. J’avais fait l’amour à la plus jolie fille qu’il m’ait été donné de voir en la prenant pour une femme mûre..
Mon individu craquait de toutes parts. Je la désirais « au passé », comprenez-vous ? J’aurais voulu effacer de ma vie les instants d’abandon que je lui devais afin de les recommencer autrement. Peu m’importait qu’elle ait voulu me tuer, qu’elle veuille encore le faire… Je me suis mis à l’aimer pour de bon… À l’aimer au point d’en être malade.
Je suis resté longtemps sur ma chaise longue, insensible à la morsure sournoise du soleil.
Le pick-up moulait toujours de la musique sirupeuse et le petit bateau blanc s’était usé jusqu’au mât sur la râpe de l’horizon.
Encore une fois, la notion de ma solitude m’a donné envie de hurler… J’ai porté mon poing à mes dents et j’ai mordu mes phalanges jusqu’à ce que la mâchoire me fît mal.
Je suis resté huit jours à Cannes. Pendant cette période, affublé d’énormes lunettes teintées, à monture d’écaille, et d’une casquette à longue visière, je n’ai presque pas quitté la plage.
Eux non plus, du reste. Ils ne m’ont jamais vu, car je prenais la précaution de me tenir à l’écart… J’avais acheté des jumelles d’approche et je suivais avec passion leurs moindres faits et gestes. Ils s’aimaient… Ces deux criminels avaient une espèce d’innocence dans leurs ébats…
Je les enviais. J’aurais voulu pouvoir me mêler à leurs jeux d’enfants, crier avec eux, saisir Mina par la taille et la renverser sur le sable tiède… Je devinais la douceur du contact de ma joue sur la sienne, malgré les petits grains de quartz qui y adhéraient. Et plus cette envie me tenaillait, plus je haïssais Dominique.
Jusque-là, je lui en voulais comme une victime en veut à son agresseur ; mais maintenant, je lui en voulais comme un mari trompé en veut à l’amant de sa femme. Sa vie m’était intolérable… J’ai fini par comprendre que rien ne pouvait m’apporter plus de joie en ce monde que la disparition de cet individu.
Peu à peu, j’ai échafaudé un plan d’action. Un plan beaucoup plus machiavélique encore que le leur… S’il réussissait, et je savais qu’il réussirait, Mina serait à moi. Je la tiendrais à jamais sous ma domination… Ce serait moi qui lui courrais après au bord de la mer en faisant voler des bouquets d’écume.
Ce jour-là (un jour à marquer d’une pierre noire), j’ai téléphoné à l’étude du notaire qui m’avait vendu ma propriété de Ronchieu. Après m’être fait connaître, je lui ai dit que j’avais trouvé dans la maison plusieurs objets de valeur oubliés par le précédent propriétaire et je lui ai demandé la nouvelle adresse de ce dernier afin de les lui expédier.
Le tabellion a fait des recherches dans ses paperasses et m’a dit que Blanchin habitait maintenant Marseille, au Roucas Blanc…
Deux heures de car seulement me séparaient du gros homme. J’ai vu dans ce voisinage un signe du destin. Je suis allé lui rendre visite dès le lendemain.
CHAPITRE XV
C’était une gentille maison dans l’impasse Ismaël. Une maison sans étage, crépie en ocre, avec des tuiles creuses et un jardinet fleuri. Une clochette dorée était fixée à la portelle de bois. Lorsqu’on poussait celle-ci, un tintement aigrelet vous annonçait.
J’ai aperçu Blanchin dans un fauteuil, occupé à lire un hebdomadaire illustré. Il prenait le soleil, un verre de pastis posé à sa droite…
Comme j’entrais, une femme est sortie, tenant un filet à provisions. Une grande rousse de cinquante ans qui charriait une formidable poitrine et qui avait l’air de ce qu’elle était : une garce !
L’ex-pompiste a baissé sa publication et a froncé les sourcils en me voyant. Quant à la femme, elle s’est précipitée sur moi avec la hargne d’une concierge qui voit souiller son escalier.
— Qu’est-ce que vous voulez ? m’a-t-elle crié, sans le moindre souci des convenances.
Sans me laisser impressionner, je lui ai désigné Blanchin qui croupissait dans son fauteuil d’osier. Il y avait quelque chose d’inquiet sur le visage de mon prédécesseur. Il était plus gras que sur la photo que je connaissais… Mais ce que le cliché n’avait pu rendre, c’était la couleur suiffeuse, vénéneuse même, de sa peau…
— Je voudrais demander différents renseignements à M. Blanchin… C’est moi qui ai acheté sa maison de Ronchieu et…
Elle s’est radoucie.
— Oh, très bien : enchanté… Je vous laisse, vous m’excuserez, mais je suis déjà en retard pour mes courses.
Non seulement je l’excusais, mais rien ne pouvait me faire plus de plaisir que son évacuation.
Blanchin est venu à moi.
— Heureux de vous connaître, monsieur Dupraz…
Nous nous sommes serré la main. La sienne était froide. Visiblement son inquiétude ne l’avait pas entièrement quitté. Il y avait du jaune dans le blanc de ses yeux… Des filaments écœurants que je ne pouvais regarder…
Je lui ai montré sa propriété d’un geste appréciateur.
— Je comprends que vous ayez quitté la Sologne… Rien ne vaut le Midi lorsqu’on est rentier…
Il a eu un sourire mou.
— C’est vrai, a-t-il reconnu. Vous vous plaisez… là-bas ?
— Beaucoup…
— Qu’est-ce qui ne va pas ? a-t-il bredouillé en détournant les yeux.
Sa grosse matrone venait de partir et la sonnette dorée grelottait encore au bout de sa tige souple.
Je lui ai souri. Maintenant j’étais sûr de ne pas faire fausse route. J’étais sûr qu’il avait bel et bien assassiné sa femme. Ce que j’avais à lui dire n’en était pas moins extrêmement délicat…
Comme je ne répondais pas, il m’a invité à entrer chez lui. C’était petit mais gentiment arrangé. Il y avait de vieux meubles provençaux et de la cretonne à fleurs… Je me suis mis dans un fauteuil.
Mon silence me gênait, mais ça le troublait davantage encore.
— Vous… vous aviez des renseignements à…
— Non, monsieur Blanchin… J’ai dit ça à votre seconde femme pour calmer sa curiosité.
J’avais appuyé sur les mots « seconde femme ». Il a viré au vert pomme.
— Alors ?…
Brusquement mon trac s’est envolé comme il abandonne un acteur après sa première réplique.
— Monsieur Blanchin, nous sommes entre hommes, n’est-ce pas ? Nous pouvons donc parler à… à cœur ouvert, et sans nous soucier de la brutalité des mots.
— Mais oui…
— Parfait. Je tiens donc à vous dire ceci : je sais que vous avez tué votre première femme !
Là-dessus, j’ai sorti une cigarette de ma poche et l’ai placée sans trembler entre mes lèvres. J’avais besoin de me composer une attitude…
Blanchin était debout, devant moi, infiniment pitoyable. Sa chair pendait sur ses os comme des chiffons mouillés. Il avait la bouche ouverte et sa langue palpitait sur un lit de salive.
— C’est… C’est honteux, a-t-il protesté.
— Sans doute, monsieur Blanchin, mais je laisse à d’autres le soin de vous juger…
Il a semblé plus vieux de quelques siècles… Il était assommé.
— Monsieur, vous… Ce n’est pas vrai… Je…
J’ai allumé ma cigarette et j’ai aspiré longuement la fumée…