Mon père m’attendait à l’arrivée. Il m’a serrée fort dans ses bras. Il a pleuré. Je ne me souviens pas de ce qu’il m’a dit. Mais j’étais heureuse qu’il me serre dans ses bras. Je sentais confusément qu’une blessure se refermait en lui: je venais de lui faire un cadeau. Ce jour-là plus que tous les autres, j’ai senti qu’il était fier de moi. Maman, mon petit frère Hubert, Dany et tous mes amis étaient là. C’était un moment magique. Après le tour de la Guadeloupe où tant de bateaux m’accompagnaient, je volai vers la victoire dans la dernière ligne droite; mon trimaran Pierre Ier brillait de tous ses ors, scintillant dans la lumière dorée du coucher de soleil. Le port était noir de monde. Beaucoup de femmes. Cette victoire représentait pour elles un petit pas vers la liberté!
J’avais donc gagné une des courses les plus prestigieuses qui soient. Comment en étais-je arrivée à ce succès? Quand j’avais proposé le budget pour faire construire le bateau de mes rêves à Christian Garrel, patron du groupe Pierre Ier Immobilier, il m’avait lancé que j’étais la femme la plus chère du monde. Moi, je ne demandais qu’une chose: la même considération que les hommes. Avec le trimaran Pierre Ier, c’était la première fois qu’un sponsor me donnait les mêmes moyens qu’à un homme, j’étais fière. Garrel avait contacté mon père, qui lui avait précisé que sa fille n’était pas à vendre, mais qu’elle cherchait de l’argent. L’argent en tant que tel, moi, je m’en moquais. Je voulais seulement les moyens de naviguer et de gagner.
Je n’étais pas la première femme à courir les océans, mais, si j’excepte Virginie Hériot en 1903, j’étais la première à remporter une victoire face aux hommes. Il est vrai que ce métier de coureuse d’océans n’est pas celui dont rêvent la plupart des femmes. Beaucoup ont envie de stabilité et de cocooning. Moi, je passais d’aventure en aventure. Je n’avais pas envie d’une vie rangée. Mais lorsqu’on fait l’éloge de mon courage, je réponds souvent que les filles qui acceptent d’aller toute leur vie à l’usine ou même au bureau sont bien plus courageuses que moi. Moi, jamais je n’aurais pu me résoudre à une vie pareille.
Alerté par ma mère, mon frère Hubert appelle aussitôt le Cross [3] . Le Cross, c’est l’organisme qui gère les secours en mer. Il donne ma position. Puis il me rappelle pour m’avertir que les secours sont déclenchés.
«Tiens bon Florence, tiens bon! Les secours seront là dans une heure!»
Il me suggère alors de faire la planche. Elle est bien bonne! Il n’a pas conscience que si je fais la planche, je coule. D’ailleurs, je ne sais pas faire la planche! Je décide de nager sur le dos en faisant de petits battements de pieds; je me dis que, si je m’en sors, j’aurai au moins musclé mes fesses. Je nage en direction des lueurs de Macinaggio, mon téléphone toujours brandi vers le ciel. Je me suis débarrassée de tout ce qui pouvait me faire couler, mais je porte encore mes sous-vêtements polaires. Je ne ressens toujours pas de sensation de froid.
À présent, je ne suis plus seule et perdue; j’ai le sentiment de dominer un peu mieux la situation. Maintenant, j’ai l’espoir de m’en sortir. Je sais qu’on va venir me chercher. Je serre mon mobile de toutes mes forces. Je nage. Autant avancer, même si je fais deux cents ou trois cents mètres. En changeant légèrement de place, de nouveaux repères vont peut-être m’apparaître. Ils vont m’orienter. Et puis je dois rester dans l’action! Je dois rester fidèle aux décisions que j’ai prises dans l’urgence! Il faut aussi économiser mes forces. Il faut y croire. À présent j’ai repris espoir. L’espoir de vivre, de revoir ma fille, mes amis. Il faut tenir! Qui sait si je ne vais pas apercevoir un bateau ou un signal quelconque! Depuis quelques heures, j’ai vécu une succession de petits miracles! Alors pourquoi ne pas en attendre un nouveau?
Ce n’est pas la première fois que je me retrouve coupée du monde. C’est toujours ce que j’ai recherché en partant en mer…
Tabarly ne communiquait jamais. Il était le plus silencieux des navigateurs. Son arrivée en vainqueur lors de la Transat en solitaire de 1976 mérite d’être racontée. Sur le port noyé dans le brouillard, tous attendaient le premier bateau. Soudain apparut Pen Duick VI, émergeant des vapeurs tournoyantes, tel un fantôme. Tabarly, le plus naturellement du monde, avec ce petit cheveu sur la langue qui le caractérisait entre tous, avec cette dignité de grand marin et son dos droit comme un I, demanda combien de bateaux le précédaient… Il ne savait pas qu’il était vainqueur. Ce qu’il venait d’accomplir était un véritable exploit, il était parti sur un bateau qui nécessitait treize ou quatorze hommes d’équipage! Il n’était pas du tout conçu pour être manœuvré en solitaire. Oui, c’était réellement une victoire de titan.
J’avais assisté à son arrivée à Newport. Je revenais d’un voyage dans le désert. Après l’immensité de sable et de rocs, je rêvais de l’immensité de l’océan.
Les marins sont des gens qui se passent de communication. À l’époque, partir en mer signifiait vraiment l’isolement et la solitude. En mer, il est plus facile de communiquer avec le bon Dieu si on y croit, ou avec des fantômes du passé, ou des âmes, ou même avec soi-même, qu’avec ses semblables! Je crois beaucoup à la communication par la pensée, au hasard qui devient destin. Combien de fois croisez-vous quelqu’un à qui vous venez de penser. Mais attention à ne pas parler toute seule, à ne pas devenir complètement gaga! Il y a beaucoup de marins qui pour se sentir moins seuls donnent des petits noms à leur pilote automatique. Je déteste ça.
Lors de ma première Route du Rhum, en 1978, il y avait une possibilité de communiquer avec le service radio toutes les heures rondes plus trois minutes. Les trois premières minutes étaient réservées aux appels de détresse. On devait attendre son tour pour communiquer. Je me souviens de Kersauson qui râlait parce que je passais trop de temps avec ma mère. Alors que tous attendaient leur tour pour échanger avec leurs proches, durant les précieuses secondes qui leur étaient attribuées, je prenais insolemment mon temps avec ma maman. Il faut préciser que maman est pied-noir, alors imaginez-vous les recommandations dont elle submergeait sa «fifille» de vingt et un ans partie seule sur les océans! Elle me parlait de l’endroit où elle avait placé les confitures à la framboise qu’elle avait cuisinées avec les fruits du jardin de Normandie. Lors du départ pour cette traversée, j’avais dû me dépêcher pour tout. Rien n’était prêt. Tout dans le bateau avait été rangé n’importe comment, in extremis. Puis on m’avait largué les amarres. J’étais terrorisée. Je ne connaissais pas la Bretagne. Je ne connaissais ni la brume, ni les courants. Philippe Poupon m’avait fait cadeau de L’Almanach du marin breton. Durant les vacations, je confiais aussi mes petits malheurs à maman. Lorsque je m’étais inquiétée de ne plus sentir mon pied, elle m’avait recommandé innocemment… de rester au sec. Ceux qui connaissent la vie en mer souriront. Mon ciré n’était pas étanche, je n’avais pas assez d’argent pour en acheter un neuf. J’étais mouillée tout le temps. Maman m’avait acheté une chemise ou deux tant elle avait honte de moi, avec mes jeans troués; en 1978, les jeans troués n’étaient pas encore à la mode!