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À l’époque, tout le monde entendait vos conversations avec les ondes BLU[4]. On participait aux confidences de tous. C’est de cette façon que j’ai pu entendre la météo donnée en russe à Michel Malinowski! Son routeur imaginait sans doute que personne ne comprenait; or j’avais appris le russe à l’école. Nous entendions les conversations des marins des cargos avec leurs femmes, demandant des nouvelles des petits à l’école et de leur santé, les oreillons, la coqueluche… Il arrivait fréquemment que le même marin appelle juste après sa maîtresse qui l’attendait ailleurs… Il lui donnait bien sûr un horaire d’arrivée différent de celui de sa femme! L’attente était souvent longue et agaçante ou interrompue par une manœuvre sur le pont qui, elle, ne pouvait attendre.

Quand j’ai gagné la Route du Rhum en 1990, le sixième jour après le départ, ma BLU est tombée en panne. J’étais en tête, mais je naviguais coupée du monde. Jusqu’à l’arrivée, plus d’infos météo. Je n’avais plus de nouvelles des autres concurrents, je m’en remettais à mon feeling. Je voulais arracher une victoire à l’ancienne. Je voulais triompher de la mer seule à seule. À l’approche de la Guadeloupe, un avion m’a survolée. À son bord, il y avait Kersauson et une équipe de France 3.

«Ne t’inquiète pas, me dit-il. Poupon, Birch et Bourgnon sont loin derrière toi.»

J’étais fière de cette victoire, acquise sans communiquer et sans routage depuis le sixième jour. Ce n’est qu’arrivée au bout de la course que j’ai appris que j’étais la première.

Ces années-là sont bien révolues. Aujourd’hui, l’image des marins est retransmise en direct. La téléréalité gagne même le grand large! Sur mon petit bateau de croisière, je n’ai que mon portable et, loin des côtes, je suis coupée du monde — pour mon plus grand bonheur!

Mais tomber à l’eau à quinze milles des côtes, cela peut être fatal…

Mon frère Hubert a dû batailler avec la secrétaire du Cross pour se désempêtrer des procédures administratives qui précèdent tout envoi des secours. Passer par les questions du type:

«Le sujet est-il dépressif?

— Non, répond mon frère. Le sujet n’est pas dépressif, mais il est en ce moment immergé au milieu de la mer dans une eau à seize degrés.»

Ces questionnaires paraissent étonnants, mais chaque question a un sens. En effet, si la personne en détresse est dépressive, elle ne réagit pas comme une personne «en état normal»; il faut adapter l’approche à ses réactions, qui chez les noyés sont souvent violentes. Tout cela est bien compréhensible. Les hommes du Cross ont un talent fou pour repérer une tête d’épingle dans une mer noire. Leur efficacité a été remarquable, comme toutes les fois où ils effectuent un sauvetage en mer. Sur le moment, mon frère réagit nerveusement, on peut le comprendre. Une fois les secours engagés, il faut aller chercher les pilotes, qui à cette heure-ci sont chez eux. Quoi de plus normal, il est minuit et demi. Il faut le temps qu’ils reviennent. Il faut mettre en route l’hélico, tout cela n’est pas immédiat! Et la position floue que je leur ai donnée ne leur facilite pas la tâche. Quand on est en mer, le mobile ne dit pas où se trouve exactement le marin! Mon téléphone sonne à nouveau. Cette fois c’est ma copine Kaya. Celle que j’avais appelée en premier.

«J’avais la migraine.»

Moi qui n’ai jamais eu la migraine, j’ai toujours du mal à comprendre. Kaya m’avertit qu’elle a appelé le 17.

«Ne t’inquiète pas, ils sont là dans une heure.»

Je lui réponds abruptement:

«Oui mais moi, dans une heure, je ne serai plus là.»

Ça fait longtemps que je remue dans l’eau. Je commence à m’épuiser et à douter. Vont-ils me retrouver avant que je ne sombre, que je cède à l’abîme des profondeurs? Mais je suis moins terrorisée à présent. Oui, la terreur m’a quittée. La mort rôde toujours autour de moi, mon corps est épuisé par l’effort, mais mon âme est en paix.

C’est au large de la Corse et à la même période de l’année que j’avais chaviré avec Loïc, le père de ma fille. La petite avait deux mois et demi. C’était en octobre 1993, nous étions en régate. Depuis sa naissance, c’était la première fois que je me séparais de ma fille. Je l’avais confiée à maman, qui s’occupait d’elle chez une amie en Corse. Je ne pensais qu’à elle, Marie. Son image était omniprésente au point que je n’entendais rien ni personne. Malgré la joie de retrouver mes amis, je me sentais comme absente. Habituellement, pendant les courses, mon état d’esprit est bien différent. Je ne pense à rien d’autre qu’à la victoire. Depuis ma grossesse, je ne m’étais engagée dans aucune compétition. J’avais déserté les océans depuis neuf mois.

Ce jour-là, le vent soufflait fort, il y avait beaucoup de mer. Nous avions chaviré une première fois. À peine avions-nous redressé le catamaran que nous avons chaviré une deuxième fois. Après une volte-face, notre bateau, un petit cata, s’est reposé sur la tranche à une dizaine de mètres de nous, poussé par un fort vent vers le large. Nous étions à huit milles de la côte; Loïc a essayé de nager pour le récupérer. À quoi bon? Je lui ai conseillé de laisser tomber. Le bateau allait plus vite que nous. On s’est décidés à nager vers la côte après avoir gonflé nos gilets de sauvetage. Avec cet équipement, difficile d’avancer: nous nagions à la verticale, en nous écorchant le menton. Par un réflexe de marin, j’ai estimé la place que prenaient les montagnes du littoral dans l’espace délimité par les montures de mes lunettes. Malgré nos efforts pour avancer vers la côte, je voyais bien que la terre s’éloignait, car le reflet des montagnes dans les verres de mes lunettes rétrécissait. La mer, le vent et le courant nous repoussaient vers le large. Dans notre situation pourtant angoissante, je me disais que ce bain forcé remplaçait ma cure postnatale!

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Bande latérale unique.