Maman m’apprit le lendemain de cette course que mon grand frère s’était donné la mort à dix-huit heures dix-huit. C’était exactement l’heure où, la veille, j’avais fondu en larmes devant la plage de notre enfance.
Depuis sa mort, une partie de moi s’est effondrée. Mon frère m’a tout appris, m’a fait découvrir le monde, la régate, la mer, le ski, l’aventure, le bricolage! Il m’a appris la vie.
Il était âgé de deux ans de plus que moi — l’écart idéal. Il me présentait ses copains et nous naviguions tous ensemble en dériveur. À douze ans, j’étais la seule fille de la bande. L’hiver, au ski, nous étions inséparables; c’est lui qui m’a fait découvrir le hors-piste à Val-d’Isère. Les parents n’étant pas là, nous prenions tous les droits et tous les risques. L’année de mes treize ans, je crois, Jean-Marie avait voulu m’emmener au festival de l’île de Wight. Refus immédiat de la famille, bien sûr. Nous avons vraiment commencé à voyager lorsqu’il a décroché son permis de conduire. Le monde nous appartenait; nous n’avions pas peur de l’avenir. Nous dormions à la belle étoile avec des rêves plein la tête.
Sa mort m’a privée de mon enfance et de mes plus beaux souvenirs de petite fille — de garçon manqué — aimée par un grand frère aventurier.
Cette disparition tragique me laisse inconsolable. Je m’aperçois que je viens d’écrire «sa disparition me laisse inconsolable». Je ne me reconnais pas dans ces mots. Sans doute, parce qu’il n’y a pas de mots… J’aurais préféré le silence à cette page. Mais le silence aurait été une autre manière d’offense.
La peur m’a quittée. Mes forces aussi.
À cet instant je n’ai plus peur de partir.
Je n’ai toujours pas froid. Ni chaud. Je ne ressens plus rien de physique.
Mourir de la même mort que ceux qui sont morts avant moi. En écrivant ces lignes, je me refuse à faire de ce livre un cimetière de marins. Pourtant, ils sont nombreux, ceux de mes amis qui ont disparu.
Je suis une femme passionnément amoureuse de la vie. Amoureuse de la création. Amoureuse des êtres. L’amour a toujours été mon commencement et ma fin, mon alpha et mon oméga. Amour d’un jour, d’un soir. Amour espoir, désespoir. Amour éphémère, amour fidèle, infidèle. Amour passion, amour fusion, amour éternel, amour trahison. Amour jaloux, amour déçu, amour sexuel, amour bestial. L’amour a comblé ma vie tous les jours.
Pourtant, la disparition de mes amis au fil des années laisse un goût de sel dans la bouche. En mer, je sens l’esprit de mes amis disparus planer à la surface des eaux. Ils m’accompagnent dans chacune de mes solitudes marines. Il n’est pas rare que je les rencontre. Dans les moments difficiles, je sais qu’ils m’ont aidée. Sont-ils du nombre des marins disparus dont les âmes viennent hanter la baie des Trépassés? Entre la pointe du Raz et celle du Van, ce littoral accueille selon la légende tous ceux que la mer a engloutis. Les nuits sans lune, si un pêcheur s’aventure dans ces eaux, les âmes des morts le supplient de les prendre à bord. Le pêcheur amène alors les élus sur l’île des Bienheureux, avant de s’en retourner chez lui attendre que l’aube efface de sa mémoire tout souvenir de ce voyage au royaume des disparus.
Mon téléphone s’allume à nouveau. Cette fois c’est ma mère.
«Maman, je me noie.»
Je répète la phrase plusieurs fois. Ma voix est faible.
«Tiens bon ma chérie!»
Elle vit ma mort en direct. Comme cela doit être horrible d’entendre sa fille se noyer depuis un combiné de téléphone, et de ne pas pouvoir agir! Je regarde le ciel. Même au seuil de la mort, cette beauté me ravit. La beauté, commencement et fin de tout.
Je me souviens de cette tempête affrontée lors de ma première Route du Rhum, en 1978. J’avais tout affalé. Dieu, que la mer était belle! En 1986, lors de ma troisième Route du Rhum, avec mon catamaran Énergie et Communication, j’avais encore essuyé un très mauvais temps. Une terrible tempête m’avait frappée. Mon bateau — un catamaran de vingt-cinq mètres — se cassait; il se tordait dans tous les sens et se fissurait. Je marquais les cassures au feutre pour voir comment elles progressaient. Malgré cette violence des éléments et les dangers courus, jamais le sentiment de la beauté qui m’entourait ne m’a quittée. J’éprouvais un bien-être mystique, pareil sans doute à celui que peuvent éprouver les moines. Habitée par une véritable paix intérieure, réconciliée avec le monde, je nageais dans le bonheur. Plus rien n’avait d’importance, hormis le fait d’exister, tout simplement. De vivre. Libre. Délivrée. Je savais bien sûr qu’il ne fallait pas chavirer. Je restais des heures à contempler la mer déchaînée. Je me souviens des aurores australes dans les cinquantièmes hurlants. Ces rais de lumière rouge, verte, blanche, qui s’élèvent vers le ciel pour converger au zénith, m’invitaient à reconnaître qu’il devait bien exister, là-haut, un chef d’orchestre pour diriger cette merveille!
Je me sens parfois dans la peau d’un grand découvreur, d’un Christophe Colomb, d’un James Cook. Je n’ai certes pas ouvert les voies qu’ils ont découvertes, mais j’ai vu les mêmes choses! Alors que ceux qui refont la route de Marco Polo ne reconnaîtront rien de ce qu’il a vu. Les siècles ont tout effacé, et enfoui les paysages de ses haltes sous les usines et le béton. La mer est un monde encore vierge. Sur la mer, l’homme n’a rien construit. Malgré sa disparition, on ne trouvera sur l’océan aucune allée ou rue Éric-Tabarly. Et sur le sable des rivages, l’empreinte de mon pied sera effacée aussitôt après avoir été creusée. Les paysages maritimes sont toujours beaux, même lorsqu’il fait mauvais temps. Et parfois si la présence de l’homme est incontournable, son emprise reste noyée dans le paysage marin, comme frappée du sceau des océans. Voilà pourquoi je n’aime pas les ports de plaisance, ils ne me racontent aucune histoire. J’aime les ports de pêche, les ports de commerce. Je pense aux ports de Brest, de Marseille, du Havre; je pense aux docks de New York. Ces lieux invitent aux voyages, aux grands départs. Christophe Colomb, enfant, traînait sur le port de commerce en regardant les bateaux partir au loin et disparaître à l’horizon. C’est de cette contemplation que lui est venue l’envie d’aller explorer ce qu’il y avait au-delà, à une époque où on ne parlait que de monstres grouillant derrière le monde connu.
Je vais donc rejoindre le ciel. Ce ciel peuplé de milliard d’étoiles, de galaxies inconnues, d’amour, de bonheur et d’éternité.
Je suis sonnée. Mes pensées se font confuses. Où vais-je aller? Vers quelle étoile?
J’ai cessé de parler. Je suis à bout.
Je songe à mes amis disparus. La plupart ont laissé un nom. Dominique Guillet? Disparu lors de la course autour du monde en 1973. Alain Colas? Disparu lors de ma première Route du Rhum, en 1978. Loïc Caradec? Disparu, encore pendant la Route du Rhum, en 1986. Olivier Moussy — disparu au moment même où je chavirais en 1988. Marc Linski, qui a habité chez moi un an et que je considérais comme un frère — disparu. Paul Vatine, dont j’ai été l’équipière une saison durant — disparu. Tabarly, mon héros — disparu tragiquement. Daniel Gilard et Gerry Roof — disparus! Et la liste serait longue, si j’y ajoutais ceux dont la postérité n’a pas voulu.