Éric Tabarly a pris un coup de bôme, il est tombé, au large de l’Irlande, sans gilet de sauvetage, sans lampe frontale. Le moteur du bateau était en panne. Ses coéquipiers n’ont rien pu faire. Ils ont entendu un faible appel au secours, mais dans la nuit, sans repère ni radio, il leur a été impossible de le localiser; on peut imaginer la détresse de ceux qui sont restés à bord et sont revenus avec un grand absent… Tabarly a fait découvrir la voile en France et nous a vengés de Trafalgar. Il est aussi le seul marin qui descendit en triomphe les Champs-Élysées. Lorsqu’une grand-messe a été célébrée à la base aéronavale de Brest, pour le repos de l’âme de Tabarly, alors qu’on n’avait toujours pas retrouvé son corps, des centaines de personnes s’étaient rassemblées.
Le même drame est arrivé à Halvard Mabire. Il naviguait en double et a vu disparaître Daniel Gilard, sous ses yeux, emporté par une vague. Il n’a rien pu faire pour le récupérer. Le poids de la solitude de ceux qui restent en laissant un compagnon en mer est terrible.
Même scénario pour Jean Maurel qui a été emporté depuis par un cancer. Jean faisait partie de mes meilleurs amis hommes; j’entretenais avec lui les mêmes rapports qu’avec mes meilleures amies femmes. Aucune histoire d’amour n’était venue compliquer nos rapports. Mais je lui confiais tout comme à mes copines. Jean faisait la Transat en double avec Paul Vatine. Le bateau s’est retourné pendant que Jean se reposait à l’intérieur. Lorsqu’il a pu sortir sur la coque chavirée du bateau, Vatine n’était plus là.
Je me souviens aussi de cette frayeur lors d’un chavirage, durant la course Québec-Saint-Malo. Nous étions quatre à bord. Très fatigués de ne pas avoir dormi pendant trois jours, nous nous étions accordé trente minutes de repos chacun. Après une petite sieste, tandis que j’enfilais mes bottes, le bateau s’est dressé à la verticale — et là tout a basculé. Je me souviens que tout s’est passé très lentement, comme au ralenti. Le bateau, doucement, s’est dressé tel un cheval qui se cabre. Il est resté en équilibre durant quelques fractions de seconde — puis, brutalement, il s’est retourné. Les objets sont tombés; l’eau s’est engouffrée. Nous avons chaviré. Le bateau semblait immobile. Plus aucun bruit. L’eau montait jusqu’à nos genoux. Tout paraissait en apesanteur, les objets volaient, se déplaçaient tout seuls. Le monde était à l’envers et tout semblait flotter dans un silence étrange. À vingt-cinq nœuds, il y a beaucoup de bruit. Là, tout s’est arrêté. Nous pataugions sur ce qui aurait dû être le plafond du bateau. Heureusement, la trappe de survie qui permet de sortir était restée au-dessus des flots. Mickey s’est extrait du bateau pour aller voir comment se portait Maurel — c’était lui qui tenait la barre au moment du chavirage. Pas de Maurel. L’idée m’a alors traversée: nous étions partis à quatre, nous n’allions tout de même pas rentrer à trois! Nous l’avons cherché. Soudain, une main tendue est apparue. C’était Maurel qui s’accrochait sous le filet, épuisé. Il n’arrivait pas à ouvrir sa poche pour prendre son couteau et couper les mailles. Brassé par la mer déchaînée et les débris du mât, il avalait de l’eau. Il se noyait. Nous l’avons récupéré in extremis. Lorsque le Super Frelon de l’aéronavale est venu nous hélitreuiller quelques heures plus tard, Maurel est parti directement à l’hôpitaclass="underline" il avait de l’eau dans les poumons.
Mais ce jour-là, tout ne s’est pas terminé aussi heureusement. Pendant que nous craignions pour la vie de Maurel, à quelques milles de nous, sur le même genre de bateau (un trimaran de dix-huit mètres), Olivier Moussy était happé par la mer sous les yeux de ses coéquipiers. Il était à califourchon sur un des flotteurs. Il ne s’était pas attaché. Une vague l’a emporté. Ses coéquipiers ont dû accepter l’évidence tragique: leur héros avait disparu. Lorsque j’ai appris le drame, à la base aéronavale de Brest, j’ai fondu en larmes. La mer prenait en une fraction de seconde des années de combats et de victoires; elle prenait une vie, faite d’énergie, de courage, d’espérance.
Les marins, comme les alpinistes et tous les héros de l’extrême, meurent souvent de façon stupide. On ne saura jamais ce qui est arrivé à Alain Colas, Loïc Caradec, Gerry Roof. C’est terrible pour les proches. Pour faire son deuil, on a besoin de savoir comment la personne a disparu. On a besoin de voir son corps. En 1986, lorsque Loïc Caradec a chaviré sur Royale, je me suis précipitée à son secours. Parvenue près de son bateau retourné, j’ai cherché un certain temps. J’avais préparé une longue aussière qu’il pourrait saisir pour grimper à mon bord. J’ai appelé, j’ai hurlé son nom. Rien. Peut-être était-il blessé et immobilisé à bord, inconscient? Je me sentais impuissante, seule, je ne pouvais pas abandonner mon bateau. On m’annonça alors qu’un cargo faisait route vers l’épave. Je l’ai attendu pour demander au capitaine de mettre un dinghy à l’eau afin de récupérer Loïc s’il était coincé à l’intérieur. Impuissante et totalement secouée, j’ai repris la course.
Loïc est-il tombé en chavirant ou avant de chavirer? J’ai dû reprendre ma route seule sur mon bateau avec le poids énorme de cette question tragique: le retrouverait-on? Avait-il disparu?
J’appris plus tard que ce fameux bateau de commerce, prétextant une houle trop forte, n’a même pas largué un Zodiac et a continué sa route sans tenter de chercher Loïc dans son bateau.
Je n’aime pas employer le mot «mort» s’agissant de marins. Ils ont disparu à notre vue, certes. Personne ne saura jamais ce qui leur est arrivé. Il est terrible, ce silence qui enveloppe les appels, ce silence qui laisse deviner que cet ami ne reviendra jamais.
Et je songe à la phrase de Kersauson: «La mer prend, mais elle ne vole jamais.»
Mon frère m’a rappelée. Il n’entend plus au téléphone que les clapotis de l’eau. Il se tourne vers sa femme et lui dit:
«Cette fois, c’est foutu.»
C’est vrai, j’ai accepté que la mer m’engloutisse. Soudain, j’aperçois la lumière de l’hélicoptère. Le sauveteur, qui m’a repérée grâce à ma lampe frontale, descend vers moi le long d’un treuil. Il m’empoigne. Je lâche mon téléphone qui tombe au moment où je n’en ai plus besoin. J’abandonne à l’abîme mon premier sauveur devenu inutile. J’arrive à bord de l’hélico. Moi qui n’avais pas ressenti le froid, je me mets à grelotter en sanglotant. Ce sont les nerfs qui lâchent. Et mon corps qui reprend vie, violemment. Je leur demande d’aller chercher mon bateau et mon chat. C’est du moins ce qu’ils me rapporteront par la suite. Car jusqu’à mon arrivée à l’hôpital, je suis à moitié inconsciente et en proie au délire. Ils me répondent alors que leur boulot est de sauver des vies humaines, pas des chats ou des bateaux. J’ai froid! En quelques instants je suis à l’hôpital de Bastia. Je suis secouée de tels tremblements qu’ils n’arrivent pas à prendre ma température. Ce n’est pourtant pas si compliqué! J’ai froid, froid à mourir. Je veux juste qu’ils me réchauffent. Ils me recouvrent d’une couverture de survie, qui ne me fait pas de bien.